◄ | Acte II ► |
ACTE PREMIER
Une place, à Séville. — À droite, la porte de la manufacture de tabac. Au fond, face au public, pont praticable traversant la scène dans toute son étendue. — De la scène on arrive à ce pont par un escalier tournant qui fait sa révolution à droite, après la porte de la manufacture de tabac. — Le dessous du pont est praticable. — À gauche, au premier plan, le corps de garde. — Devant le corps de garde, une petite galerie couverte, exhaussée de deux ou trois marches. — Près du corps de garde, dans un râtelier, les lances des dragons avec leurs banderoles jaunes et rouges.
Scène PREMIÈRE
Au lever du rideau, une quinzaine de soldats (Dragons du régiment d’Alcala) sont groupés devant le corps de garde, les uns assis et fumant, les autres accoudés sur la balustrade de la galerie. — Mouvement de passants sur la place : des gens pressés, affairés, vont, viennent, se rencontrent, se saluent, se bousculent, etc.
Chacun passe,
Chacun vient, chacun va ;
Drôles de gens que ces gens-là !
Pour tuer le temps,
On fume, on jase, l’on regarde
Passer les passants.
Etc.
Depuis quelques minutes, Micaëla est entrée : — jupe bleue, nattes tombant sur les épaules ; — hésitante, embarrassée, elle regarde les soldats avance, recule.
Qui semble vouloir nous parler…
Voyez, elle tourne, elle hésite…
Voilà !
Don José… le connaissez-vous ?
Mais tout à l’heure il y sera…
Il y sera, quand la garde montante
Remplacera la garde descendante.
Remplacera la garde descendante.
Voulez-vous, la belle enfant,
Voulez-vous prendre la peine
D’entrer chez nous un instant ?
Grand merci, messieurs les soldats !
Je vous promets qu’on aura
Pour votre chère personne
Tous les égards qu’il faudra.
Je reviendrai, c’est plus prudent.
Je reviendrai quand la garde montante
Remplacera la garde descendante.
Au revoir, messieurs les soldats.
On s’en console…
Reprenons notre passe-temps,
Et regardons passer les gens.
Chacun passe,
Etc.
Attention ! chut ! taisons-nous !
Voici venir un vieil époux ;
Œil soupçonneux, mine jalouse,
Il tient au bras sa jeune épouse ;
L’amant, sans doute, n’est pas loin ;
Il va sortir de quelque coin…
À ce moment, un jeune homme entre rapidement sur la place.
Ha ! ha ! ha ! ha !
Le voilà !
Voyons comment ça tournera…
Le deuxième couplet suit fidèlement à la scène mimée par les trois personnages : — le jeune homme s’approche du vieux monsieur et de la jeune dame, salue, échange quelques mots à voix basse, etc…
« Vous trouver ici, quel bonheur !… »
« Je suis bien votre serviteur… »
Il salue, il parle avec grâce…
Le vieux mari fait la grimace…
Mais, d’un air fort encourageant,
La dame accueille le galant.
Ha ! ha ! ha ! ha !
L’y voilà !
Voyons comment ça tournera…
Ils font ensemble quelques pas ;
Notre amoureux, levant le bras,
Fait voir au mari quelque chose,
Et le mari, toujours morose,
Regarde en l’air… Le tour est fait,
Car la dame a pris le billet.
Ha ! ha ! ha ! ha !
Et voilà !
On voit comment ça tournera !
On voit comment ça tournera !
Scène II
Avec la garde montante
Nous arrivons, nous voilà !
Sonne, trompette éclatante !
Ta ra ta ta, ta ra ta ta !…
Nous marchons, la tête haute,
Comme de petits soldats,
Marquant, sans faire de faute,
Une !… deux !… marquant le pas ;
Les épaules en arrière
Et la poitrine en dehors,
Les bras de cette manière
Tombant tout le long du corps…
Avec la garde montante
nous arrivons, nous voilà !
Sonne, trompette éclatante !
Ta ra ta ta, ta ra ta ta !
Il y a une jolie fille qui est venue te demander. Elle a dit qu’elle reviendrait…
Une jolie fille ?…
Oui, et gentiment habillée : une jupe bleue, des nattes tombant sur les épaules…
C’est Micaëla… Ce ne peut être que Micaëla…
Elle n’a pas dit son nom.
Et la garde descendante
Rentre chez elle et s’en va.
Sonne, trompette éclatante !
Ta ra ta ta, ta ra ta ta !…
Nous partons, la tête haute,
Comme de petits soldats,
Marquant, sans faire de faute,
Une !… deux !… marquant le pas ;
Les épaules en arrière
Et la poitrine en dehors,
Les bras de cette manière
Tombant tout le long du corps…
Et la garde descendante
Rentre chez elle et s’en va.
Sonne, trompette éclatante !
Ta ra ta ta, ta ra ta ta !
Scène III
Dites-moi, brigadier…
Mon lieutenant ?…
Je ne suis dans le régiment que depuis deux jours et jamais je n’étais venu à Séville… Qu’est-ce que c’est que ce grand bâtiment ?
C’est la manufacture de tabacs.
Ce sont des femmes qui travaillent là ?…
Oui, mon lieutenant. Elles n’y sont pas maintenant ; tout à l’heure, après leur dîner, elles vont revenir… Et je vous réponds qu’alors il y aura du monde pour les voir passer !
Elles sont beaucoup ?
Ma foi, elles sont bien quatre ou cinq cents qui roulent des cigares dans une grande salle…
Ce doit être curieux.
Oui, mais les hommes ne peuvent pas entrer dans cette salle sans une permission…
Ah !
Parce que, lorsqu’il fait chaud, ces ouvrières se mettent à leur aise, surtout les jeunes.
Il y en a de jeunes ?
Mais oui, mon lieutenant !
Et de jolies ?
Je le suppose… Mais à vous dire vrai, et, bien que j’aie été de garde ici plusieurs fois déjà, je n’en suis pas bien sûr, car je ne les ai jamais beaucoup regardées.
Allons donc !…
Que voulez-vous ?… ces Andalouses me font peur. Je ne suis pas fait à leurs manières… toujours à railler… jamais un mot de raison…
Et puis nous avons un faible pour les jupes bleues et pour les nattes tombant sur les épaules…
Ah ! mon lieutenant a entendu ce que me disait Moralès ?…
Oui.
Je ne le nierai pas… la jupe bleue, les nattes… c’est le costume de la Navarre… ça me rappelle le pays…
Vous êtes Navarrais ?
Et vieux chrétien. Don José Lizzarabengoa… c’est mon nom… On voulait que je fusse d’église, et l’on m’a fait étudier. Mais je ne profitais guère : j’aimais trop jouer à la paume… Un jour que j’avais gagné, un gars de l’Alava me chercha querelle ; j’eus encore l’avantage… mais cela m’obligea de quitter le pays. Je me fis soldat !… Je n’avais plus mon père ; ma mère me suivit et vint s’établir à dix lieues de Séville… avec la petite Micaëla… C’est une orpheline que ma mère a recueillie, et qui n’a pas voulu se séparer d’elle…
Et quel âge a-t-elle, la petite Micaëla ?
Dix-sept ans…
Il fallait dire cela tout de suite !… Je comprends maintenant pourquoi vous ne pouvez pas me dire si les ouvrières de la manufacture sont jolies ou laides…
Voici la cloche qui sonne, mon lieutenant, et vous allez pouvoir juger par vous-même… Quant à moi, je vais faire une chaîne pour attacher mon épinglette.
Scène IV
La cloche a sonné ; nous, des ouvrières
Nous venons ici guetter le retour ;
Et nous vous suivrons, brunes cigarières,
En vous murmurant des propos d’amour.
Mine coquette,
Fumant toutes du bout des dents
La cigarette !
La fumée,
Qui vers les cieux
Monte, monte parfumée ;
Dans l’air nous suivons des yeux
La fumée,
La fumée,
La fumée,
La fumée…
Cela monte doucement
À la tête ;
Cela vous met gentiment
L’âme en fête,…
Dans l’air nous suivons des yeux
La fumée,
Etc.
Le doux parler des amants
C’est fumée ;
Leurs transports et leurs serments,
C’est fumée…
Dans l’air nous suivons des yeux
La fumée,
Etc.
Écoutez-nous, les belles,
Vous que nous adorons,
Que nous idolâtrons !
C’est fumée ;
Dans l’air nous suivons des yeux
La fumée,
Etc.
Scène V
Nous ne voyons pas la Carmencita…
La voilà !
Voilà la Carmencita !
Carmen, sur tes pas nous nous pressons tous ;
Carmen, sois gentille : au moins réponds-nous
Et dis-nous quel jour tu nous aimeras.
Peut-être jamais, peut-être demain ;
Mais pas aujourd’hui, c’est certain !
L’amour est un oiseau rebelle
Que nul ne peut apprivoiser,
Et c’est bien en vain qu’on l’appelle,
S’il lui convient de refuser.
Rien n’y fait, menace ou prière ;
L’un parle bien, l’autre se tait,
Et c’est l’autre que je préfère ;
Il n’a rien dit, mais il me plaît.
L’amour est enfant de Bohême,
Il n’a jamais, jamais connu de loi ;
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ;
Si je t’aime, prends garde à toi !…
L’oiseau que tu croyais surprendre
Battit de l’aile et s’envola…
L’amour est loin, tu peux l’attendre ;
Tu ne l’attends plus, il est là…
Tout autour de toi, vite, vite,
Il vient, s’en va, puis il revient…
Tu crois le tenir, il t’évite ;
Tu crois l’éviter, il te tient !
L’amour est enfant de Bohême,
Il n’a jamais connu de loi ;
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ;
Si je t’aime, prends garde à toi !
Carmen, sois gentille ; au moins réponds-nous.
Hé ! compère, qu’est-ce que tu fais là ?
Je fais une chaîne du fil de laiton, une chaîne pour attacher mon épinglette.
Ton épinglette, vraiment ! ton épinglette… épinglier de mon âme !…
L’amour est enfant de Bohême,
Etc.
Scène VI
Qu’est-ce que cela veut dire, ces façons-là ?… Quelle effronterie !… (En souriant.) Tout ça, parce que je ne faisais pas attention à elle !… Alors, suivant l’usage des femmes et des chats, qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on ne les appelle pas, elle est venue… (Il regarde la fleur de cassie qui est par terre, à ses pieds ; il la ramasse.) Avec quelle adresse elle me l’a lancée, cette fleur !… là, juste entre les deux yeux !… ça m’a fait l’effet d’une balle qui m’arrivait… (Il respire le parfum de la fleur.) Comme c’est fort !… Certainement s’il y a des sorcières, cette fille-là en est une.
Scène VII
Monsieur le brigadier ?
Quoi ?… qu’est-ce que c’est ?… Micaëla !… c’est toi…
C’est moi !…
Et tu viens de là-bas ?…
Et je viens de là-bas… C’est votre mère qui m’envoie…
Ma mère…
Eh bien, parle… ma mère ?…
J’apporte de sa part, fidèle messagère,
Cette lettre.
Et puis…
Et puis… encore une autre chose,
Qui vaut mieux que l’argent, et qui, pour un bon fils,
Aura sans doute plus de prix.
Parle donc !
Ce que l’on m’a donné, je vous le donnerai…
Votre mère avec moi sortait de la chapelle,
Et c’est alors qu’en m’embrassant :
« Tu vas, m’a-t-elle dit, t’en aller à la ville ;
La route n’est pas longue ; une fois à Séville,
Tu chercheras mon fils, mon José, mon enfant…
Et tu lui diras que sa mère
Songe, nuit et jour, à l’absent…
Qu’elle regrette et qu’elle espère,
Qu’elle pardonne et qu’elle attend…
Tout cela, n’est-ce pas ? mignonne,
De ma part tu le lui diras,
Et ce baiser que je te donne,
De ma part tu le lui rendras. »
José, je vous le rends, comme je l’ai promis.
Ma mère, je la vois… je revois mon village…
Souvenirs d’autrefois, souvenirs du pays !
Vous remplissez mon cœur de force et de courage,
Ô souvenirs chéris !
Souvenirs d’autrefois ! souvenirs du pays !
JOSÉ.
Ma mère, je la vois, etc. |
MICAËLA.
Sa mère, il la revoit, etc. |
Qui sait de quel démon j’allais être la proie !…
Même de loin, ma mère me défend,
Et ce baiser qu’elle m’envoie
Écarte le péril et sauve son enfant.
Que veut dire cela ?
Parlons de toi, la messagère ;
Tu vas retourner au pays…
Que son fils l’aime et la vénère,
Et qu’il se conduit aujourd’hui
En bon sujet que pour sa mère
Là-bas soit contente de lui.
Tout cela, n’est-ce pas ? mignonne,
De ma part, tu le lui diras ;
Et ce baiser que je te donne,
De ma part tu le lui rendras.
Oui, je vous le promets… de la part de son fils,
José, je le rendrai, comme je l’ai promis.
JOSÉ.
Ma mère, je la vois, etc… |
MICAËLA.
Sa mère, il la revoit, etc… |
Attends un peu, maintenant… je vais lire sa lettre…
J’attendrai, monsieur le brigadier, j’attendrai…
Ah !… (Lisant.) « Continue à te bien conduire, mon enfant !… On t’a promis de te faire maréchal des logis : peut-être alors pourras-tu quitter le service, te faire donner une petite place et revenir près de moi. Je commence à me faire bien vieille. Tu reviendrais près de moi et tu te marierais… Nous n’aurions pas, je pense, grand’peine à te trouver une femme, et je sais bien, quant à moi, celle que je te conseillerais de choisir : c’est tout justement celle qui te porte ma lettre… Il n’y en a pas de plus sage ni de plus gentille… »
Il vaut mieux que je ne sois pas là !…
Pourquoi donc ?…
Je viens de me rappeler que votre mère m’a chargée de quelques petits achats… je vais m’en occuper tout de suite.
Attends un peu, j’ai fini…
Vous finirez quand je ne serai plus là…
Mais la réponse ?…
Je reviendrai la prendre avant mon départ et je la porterai à votre mère… Adieu !
Micaëla !
Non, non… je reviendrai, j’aime mieux cela… je reviendrai, je reviendrai…
Scène VIII
« Il n’y en a pas de plus sage ni de plus gentille… il n’y en a pas surtout qui t’aime davantage… et si tu voulais…» Oui, ma mère, oui, je ferai ce que tu désires… j’épouserai Micaëla… et quant à cette bohémienne, avec ses fleurs qui ensorcellent…
Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce qui arrive ?…
Au secours ! n’entendez-vous pas ?
Au secours ! messieurs les soldats !
Elle a porté les premiers coups.
Et répétait à voix haute,
Qu’elle achèterait sans faute
Un âne qui lui plaisait…
Railleuse à son ordinaire,
Dit : « Un âne, pour quoi faire ?
Un balai te suffira ! »
Et dit à sa camarade :
« Pour certaine promenade,
Mon âne te servira… »
À bon droit faire la fière ;
Deux laquais suivront derrière,
T’émouchant à tour de bras… »
Se sont prises aux cheveux !
À José.
Prenez, José, deux hommes avec vous
Et voyez là dedans qui cause ce tapage.
C’est la Carmencita !
Éloignez-moi toutes ces femmes-là.
Éloignez-vous et taisez-vous !
La Manuelita disait…
Etc.
Etc.
Tout doux ! tout doux !
Éloignez-vous et taisez-vous !
Scène IX
Voyons, brigadier… Maintenant que nous avons un peu de silence… qu’est-ce que vous avez trouvé là-dedans ?…
J’ai d’abord trouvé trois cents femmes, criant, hurlant, gesticulant, faisant un tapage à ne pas entendre Dieu tonner… D’un côté, il y en avait une, les quatre fers en l’air, qui criait : « Confession ! confession !… je suis morte… » Elle avait sur la figure un X qu’on venait de lui marquer en deux coups de couteau… En face de la blessée j’ai vu…
Eh bien ?…
J’ai vu mademoiselle…
Mademoiselle Carmencita ?
Oui, mon lieutenant…
Et qu’est-ce qu’elle disait, mademoiselle Carmencita ?
Elle ne disait rien, mon lieutenant ; elle serrait les dents et roulait des yeux comme un caméléon.
On m’avait provoquée… je n’ai fait que me défendre… Monsieur le brigadier vous le dira… (À José.) N’est-ce pas, monsieur le brigadier ?
Tout ce que j’ai pu comprendre, au milieu du bruit, c’est qu’une discussion s’était élevée entre ces deux dames, et qu’à la suite de cette discussion, mademoiselle, avec le couteau dont elle coupait le bout des cigares, avait commencé à dessiner des croix de Saint-André sur le visage de sa camarade… (Le lieutenant regarde Carmen ; celle-ci, après un regard à José et un très léger haussement d’épaules, est redevenue impassible.) Le cas m’a paru clair. J’ai prié mademoiselle de me suivre… Elle a d’abord fait un mouvement comme pour résister… puis elle s’est résignée… et m’a suivi, douce comme un mouton !
Et la blessure de l’autre femme ?
Très légère, mon lieutenant : deux balafres à fleur de peau.
Eh bien, la belle ! vous avez entendu le brigadier ?… (À José.) Je n’ai pas besoin de vous demander si vous avez dit la vérité.
Foi de Navarrais, mon lieutenant !
Carmen se retourne brusquement et regarde encore une fois José.
Eh bien !… vous avez entendu ?… Avez-vous quelque-chose à répondre ?… Parlez, j’attends…
Coupe-moi, brûle-moi, je ne te dirai rien ;
Je brave tout, le feu, le fer et le ciel même…
Ce ne sont pas des chansons que je te demande, c’est une réponse.
Mon secret, je le garde, et je le garde bien ;
J’en aime un autre et meurs en disant que je l’aime.
Ah ! ah ! nous le prenons sur ce ton-là ?… (À José) Ce qui est sûr, n’est-ce pas ? c’est qu’il y a eu des coups de couteau et que c’est elle qui les a donnés… (En ce moment, cinq ou six femmes, à droite, réussissent à forcer la ligne des factionnaires et se précipitent sur la scène en criant : « Oui, oui, c’est elle !… » Une de ces femmes se trouve près de Carmen : celle-ci lève la main et veut se jeter sur la femme ; José arrête Carmen. Les soldats écartent les femmes et les repoussent, cette fois, tout à fait hors de la scène. Quelques sentinelles continuent à rester en vue, gardant les abords de la place.) — (S’adressant à Carmen.) Eh ! eh ! vous avez la main leste décidément. (Aux soldats.) Trouvez-moi une corde.
Voilà, mon lieutenant.
Prenez… et attachez-moi ces deux jolies mains. (Carmen, sans faire le moindre résistance, tend en souriant ses deux mains à José.) C’est dommage, vraiment, car elle est gentille… Mais, si gentille que vous soyez, vous n’en irez pas moins faire un tour à la prison. Vous pourrez y chanter vos chansons de Bohémienne ; le porte-clefs vous dira ce qu’il en pense… (Les mains de Carmen sont liées ; on la fait asseoir sur un escabeau devant le corps de garde. Elle reste là immobile, les yeux à terre.) Je vais écrire l’ordre. (À José.) C’est vous qui la conduirez…
Scène X
Un petit moment de silence. — Carmen lève les yeux et regarde José. Celui-ci se détourne, s’éloigne de quelques pas, puis revient à Carmen, qui le regarde toujours.
Où me conduirez-vous ?
À la prison, ma pauvre enfant !…
Hélas ! que deviendrai-je ? Seigneur officier, ayez pitié de moi… Vous êtes si gentil !… (José ne répond pas, s’éloigne et revient, toujours sous le regard de Carmen.) Cette corde… comme vous l’avez serrée, cette corde !… J’ai les poignets brisés.
Si elle vous blesse, je puis le desserrer… Le lieutenant m’a dit de vous attacher les mains… il ne m’a pas dit…
Laisse-moi m’échapper… Je te donnerai un morceau de la bar lachi, une petite pierre qui te fera aimer de toutes les femmes.
Nous ne sommes pas ici pour dire des balivernes… Il faut aller à la prison. C’est la consigne, et il n’y a pas de remède.
Tout à l’heure vous avez dit : « Foi de Navarrais !… » vous êtes des Provinces ?…
Je suis d’Elizondo…
Et moi d’Etchalar…
D’Etchalar !… c’est à quatre heures d’Elizondo, Etchalar.
Oui, c’est là que je suis née… J’ai été emmenée par des bohémiens à Séville. Je travaillais à la manufacture pour gagner de quoi retourner en Navarre, près de ma pauvre mère qui n’a que moi pour soutien… On m’a insultée parce que je ne suis pas de ce pays de filous, de marchands d’oranges pourries, et ces coquines se sont mises toutes contre moi parce que je leur ai dit que tous leurs Jacques de Séville avec leurs couteaux ne feraient pas peur à un gars de chez nous avec son béret bleu et son maquila… Camarade, mon ami, ne ferez-vous rien pour une payse ?
Vous êtes Navarraise ? vous !…
Sans doute !…
Allons donc !… il n’y a pas un mot de vrai… vos yeux seuls, votre bouche, votre teint… Tout vous dit bohémienne…
Bohémienne, tu crois ?
J’en suis sûr…
Au fait, je suis bien bonne de me donner la peine de mentir… Oui, je suis bohémienne, mais tu n’en feras moins ce que je te demande… Tu le feras parce que tu m’aimes…
Moi !
Eh ! oui, tu m’aimes… ne me dis pas non, je m’y connais !… tes regards, la façon dont tu me parles… Et cette fleur que tu as gardée… oh ! tu peux la jeter maintenant… cela n’y fera rien : elle est restée assez de temps sur ton cœur ; le charme a opéré…
Ne me parle plus, tu entends ! je te défends de me parler…
C’est très bien, seigneur officier, c’est très bien… Vous me défendez de parler, je ne parlerai plus…
Près des remparts de Séville,
Chez mon ami Lillas Pastia,
J’irai danser la séguedille
Et boire du manzanilla !…
Oui, mais toute seule on s’ennuie,
Et les vrais plaisir sont à deux ;
Donc pour me tenir compagnie,
J’emmènerai mon amoureux…
Mon amoureux ! il est au diable ;
Je l’ai mis à la porte hier…
Mon pauvre cœur, très consolable,
Mon cœur est libre comme l’air…
J’ai des galants à la douzaine,
Mais ils ne sont pas à mon gré ;
Voici la fin de la semaine :
Qui veut m’aimer, je l’aimerai.
Qui veut mon âme elle est à prendre…
Vous arrivez au bon moment :
Je n’ai guère le temps d’attendre,
Car avec mon nouvel amant…
Près de la porte de Séville,
Chez mon ami Lillas Pastia,
J’irai danser la séguedille
Et boire du manzanilla.
Tais-toi !… Je t’avais dit de ne pas me parler…
Et je pense… il n’est pas défendu de penser…
Je pense à certain officier,
À certain officier qui m’aime,
Et que, l’un de ces jours, je pourrais bien aimer…
Pas même un lieutenant… il n’est que brigadier…
Mais c’est assez pour une bohémienne,
Et je daigne m’en contenter !
Carmen, je suis comme un homme ivre…
Si je cède, si je me livre,
Ta promesse, tu la tiendras…
Si je t’aime, tu m’aimeras…
Près de la porte de Séville,
Chez mon ami Lillas Pastia,
Nous danserons la séguedille
Et boirons du manzanilla.
Parlé.
Le lieutenant !… Prenez garde.
Scène XI
Voici l’ordre… partez et faites bonne garde…
Aussi fort que je le pourrai…
Laisse-toi renverser… le reste me regarde !
L’amour est enfant de Bohême,
Il n’a jamais connu de loi ;
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ;
Si je t’aime, prends garde à toi !…