Charles Baudelaire, étude biographique/Appendice/VIII

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Étude biographique d’
Librairie Léon Vanier, éditeur ; A. Messein Succr (p. 279-302).




VIII
BAUDELAIRE


RECUEIL D’ANECDOTES
PAR
Charles Asselineau
(Publié pour la première fois in-extenso)
J’en aurais long à conter sur Baudelaire, bien que j’aie écrit sa vie.

Dans cette biographie écrite pour ainsi dire au lendemain de la mort, je me suis soigneusement gardé de l’anecdote, ne voulant pas servir de pâture aux petits journaux. Je voulais autant que possible donner le ton aux premiers articles, et que ce ton fût celui du respect et de la discrétion. Je n’ai donc fait, ainsi que je l’ai dit, que la biographie d’un talent et d’un esprit. Parmi mes souvenirs familiers, il en est cependant qui aident à juger l’homme et qui projettent la lumière sur sa vie. C’est peut-être le lieu de les grouper ici. Je vais suivre l’ordre de la biographie imprimée.

J’ai vu Baudelaire pour la première fois au Louvre, lors de l’exposition de i8/[5, en compagnie d’Emile Deroy qui nous présenta l’un à l’autre. Il faisait un salon, moi aussi ; nous nous promenâmes ensemble dans les galeries. Il avait le costume noir qu’il a longtemps porté : le gilet très long, l’habit à queue de morue, le pantalon étroit, et par-dessus le tout, un paletot-sac de bure dont il avait le secret. Au sortir du Louvre, il me conduisit pour rédiger nos notes chez un marchand de vin de la rue du Carrousel, où siégeaient des ouvriers et un postillon de la maison du roi en livrée. Baudelaire demanda du vin blanc, des biscuits et des pipes neuves. Premier effet de la théorie de l’étonnement. Je m’aperçus qu’il me regardait de côté pour voir l’effet que produisait sur moi sa proposition de travailler au cabaret. Naturellement je ne bronchai pas. Néanmoins il dit le lendemain à Nadar qu’il m’avait profondément scandalisé. Le lendemain nous nous rencontrâmes de nouveau au Salon, mais sans Deroy. À la fin de la séance, nous allâmes nous installer au café Lemblin : encore vin blanc et biscuits. Baudelaire me quitta pour aller travailler chez lui et me donna son adresse, nous nous quittâmes un peu liés.

Dans le même été de i845, un soir, pendant un entr’acte de l’Odéon, je le trouvai au café Tabourey. Il me demanda avec une politesse des plus recherchées la permission de m’oflrir un verre de ce qu’il buvait. La politesse raffinée, grand moyen d’étonnement entre camarades de lettres ! Sortis, il me proposa d’aller chez lui (a Savez-vous ce que vous feriez si vous étiez bien aimable ?… ») Nous prîmes un cabriolet, après être entrés chez un marchand pour acheter du vin blanc, et nous rendîmes dans l’île Saint-Louis, quai d’Anjou, n° 17, à l’hôtel Pimodan. — « Cela vous étonne, me dit cheminalement Baudelaire, que je demeure dans un tel quartier ? — Pas le moins du monde !*Je trouve au contraire cela tout naturel. » Son logement était au troisième, on y montait par un escalier de service à rampe de bois. Baudelaire, qui me précède en me regardant comme un inquisiteur, me demande à chaque étage : — « Vous êtes étonné de voir un escalier… » — Une fois compris que c’était un système, il aurait pu me montrer l’hippogriffe ou l’oiseau Rock que je leur aurais dit : « Bonjour, monsieur. )) J’ai décrit de souvenir sa chambre dans le livre, mais j’ai omis de dire que deux ou trois coucous battaient sur les murs — « Vous êtes étonné ?… — — Moi ? pas du tout ! J’ai déjà vu cela chez CharlesQuint. » — Nous causâmes poésie. Il me récita de ses vers, entre autres la pièce commençant par…

Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne…

qui se trouve dans les Fleurs du Mai Baudelaire s’amusait en ce temps-là à faire des poésies de fou. On retrouve ici son goût du masque et de l’exercice impersonnel qui lui suggérait de faire des poésies religieuses, militaires, etc.. Il m’en récita ce soir-là un échantillon. C’était la douleur d’un amant qui voit sa maîtresse violée par toute une armée (i). Il y avait des dragons, des artilleurs, des tambours-majors, et jusqu’à des invalides. Je crois que Louis Ménard sait encore la pièce par cœur. Dès ce soir-là, il m’exprima * une grande admiration pour Banville et pour les Cariatides. Pendant assez longtemps, je ne fis que le ren (i) M. Charles Cousin a donné un commentaire analytique de cette pièce dans son Voyage au Grenier. contrer sur les boulevards, dans les rues, chez Nadar.

Je ne le vis que très rarement de /i6 à ^9 : une fois sur le boulevard, une fois au Louvre, une fois dans un café du quartier latin avec Mùrger, Deroy, Fauchery, etc.. Une autre fois, je l’accompagnai chez Houssaye, ruedeBaune. Il me confessa vers ce tempslà 1 intention de faire du vaudeville : — « Le poète doit tout faire », me dit-il. C’est en i85o, je crois (ou 5i), qu’ayant dit un mot agréable pour lui dans un article, il vint un soir me chercher au divan Lepelletier où je n’étais pas. J’en fus d’autant plus flatté que la chose n’en valait vraiment pas la peine. Je ne me rappelle plus même aujourd’hui ni quel article c’était, ni où il parut. Il me demanda mon adresse et quelques jours après je le vis arriver chez moi.

De là date réellement notre liaison. J’étais alors fort misérable. Je m’en revenais de la rue de Savoie criblé de dettes et presque sans meubles. Ma famille me tenait à la portion moins que congrue. J’habitais au cinquième chez ma mère une affreuse petite chambre, chambre de domestique ou d’ouvrier, sinistre, vide et donnant sur les plombs. Baudelaire y revint, souvent d’abord et plus tard presque quotidiennement. Il était lui-même fort déplumé. J’ignore où il demeurait alors. On le rencontrait, me disait-on, en blouse et nu-tête sur les boulevards extérieurs vers Montmartre. Je le rencontrai moi-même un soir rue des Colonnes, en vareuse, fumant dans une pipe de terre toute neuve. C’était le temps de ses cravates rouges. — Quelque temps auparavant, je l’avais revu chez Nadar avec Malassis que je voyais pour la première fois. La conver sation fut longue et drôle. Nadar et Baudelaire s’engagèrent sur la politique et sur J. de Maistre (que Nadar, par parenthèse, avouait n’avoir pas lu). « Mais, disait-il, dans le monde où je vis, on sait toujours ce que c’est que J. de Maistre ! » — Baudelaire, couché sur le divan (c’était rue La Rochefoucauld), se dressa sur ses poings et médusa Nadar par ce mot terrible : u As— tu lu la réfutation du système de Locke ? — Non, dit Nadar, embarrassé. — Eh bien, alors ! »… dit Baudelaire en se recouchant le dos tourné. Je le revis encore assez souvent chez Nadar et aux Vendredis de Murger. Il donna quelques articles au Magasin des familles de Léo Lespès et au Monde littéraire, journal de trois mois dirigé par Babou. Vers la même année (5i), Monselet fonda chez Giraud et Dagneau, éditeurs, rue Vi vienne, la Semaine théâtrale, feuille de chou qui eut 9 numéros. Baudelaire y donna les drames et les romans (la critique) Y Ecole païenne et les Deux Crépuscules. Précédemment, la Revue politique dirigée par Amail lui avait refusé des poésies. Il en revint très irrité. M. Amail, saint-simonien et républicain vertueux, lui avait dit en lui rendant son manuscrit : « Nous n’imprimons pas de ces fantaisies-là, nous autres. » Le premier travail de Baudelaire sur Edgar Poe (Poe, sa vie et ses œuvres) parut dans la nouvelle Revue de Paris. Il entra à cette occasion en relations avec Maxime du Camp que, dès la première entrevue, il crut avoir gagné, séduit, maîtrisé. C’était de ses illusions. Il se trouva au contraire que, par une confidence maladroite, il s’aliéna le nerveux jeune homme qui se plaignit de lui à un tiers. Leurs premiers rapports furent tigres. Baudelaire me raconta un jour avec véhémence qu’il avait reçu de Maxime duCamp un billet ainsi conçu : « Monsieur Charles Baudelaire, allez corriger vos épreuves à l’imprimerie Pillet I i » Il fallait lui entendre déclamer cette phrase qu’il trouvait singulièrement impertinente. J’en avais fait un dessin.

Dans ce temps-là, je l’ai déjà dit, j’étais fort pauvre, et lui, l’était aussi. Quand il arrivait chez moi dans la matinée, sa première question était ordinairement celle-ci : « Avez-vous quelques sous ? » Et si la réponse était négative, ce qui n’arrivait que trop souvent, Baudelaire ajoutait, d’un air résolu : « Voyons le placard ! » Ce placard était un puits immense où j’avais jeté, avec l’insouciance d’un homme ruiné, tout ce qui avait échappé aux saisies précédentes : livres, brochures, estampes, cahiers de musique, paperasses. On avait beau y puiser, il s’y trouvait toujours quelque chose. Il en était comme de ces tonneaux qu’on croit tous les soirs avoir mis à sec et dont les douves suent du vin pendant la nuit. Un jour, jour de détresse suprême, Baudelaire vendit au bouquiniste du Passage de l’Opéra pour 20 francs de bouquins, de musique et jusqu’à des autographes de nos amis. Le bouquiniste en riait lui-même. Il en avait sa charge, k Et quand je pense, disait-il, que je donne 20 francs de tout cela ! qu’est-ce que j’en ferai ? » C’est pendant cette période que les souvenirs me reviennent en foule et que les anecdotes abondent. Baudelaire était le plus

(1) C’est sans doute le billet qu’on trouvera plus loin, Appendice, X. tyrannique des hommes, dans les habitudes de la vie. N’ayant ni heures, ni règles, virant au jour le jour, au moment le moment, il ne concevait pas qu’on pût vivre autrement que lui. 11 arrivait chez moi à midi comme je sortais de table, et voulait me faire dincr à trois heures. Je lui objectais que n’ayant pas faim, il me serait impossible de manger. « Eh bien, quand aurez-vous faim ? demandait-il en me piquant son regard dans l’œil, dans une demi-heure, par exemple ? — Non. — Eh bien ! dans une heure, hein ? — Mais non ! j’ai quitté la table à midi. J’ai déjeuné à la fourchette. Je veux dîner à 6 heures, à 6 heures 1/2, comme tout le monde I — Gomme tout le monde ! vous réglez donc votre estomac sur les horloges publiques ?)) Lue autre fois il me disait : — « Voyons, il est 3 heures i//i :vous allez \oushabiller,ilsera3 heures 1/2. Noos nous en irons ensuite tout doucement par le boulevard. Il sera donc environ quatre heures quand nous entrerons au restaurant. Le temps de commander, de servir, etc. » Le tout était de n’amener à faire immédiatement sa volonté. Il avait avec cela le goût malheureux des aventures. On était sorti par une barrière dans des quartiers impossibles. Baudelaire voulait dîner, diner tout de suite. Il connaissait un cabaret où ’on serait très bien. Ou bien : « Pourquoi ne dîneons-nous pas dans ce cabaret ? n’a-t-il pas bonne mine* ? » — N’aimant pas à diner à la bonne fortune, j’insistais pour rentrer dans Paris. Mors il se lâchait, me traitait de maniaque, de gourmand, de dégoûté, de Sardanapale. Je savais d’ailleurs à quoi m’en tenir sur ses merveilleux cabarets où la cuisine était toujours détestable. Un de ses grands plaisirs était de disputer avec les cabaretiers et leurs garçons. Il leur faisait subir des interrogatoires, les exaspérait par des questions, observations, distinctions ; dispustait pied à pied avec eux jusqu’à ce que, poussés à bout, ils lui fissent des scènes. « Monsieur, faites-vous la cuisine à la graisse ou au beurre ? Votre beurre est il bien frais ? Avez-vous d’excellent vin ? » —r « Espérez-vous, lui disais-je, qu’il vous réponde : Non, monsieur, j’ai du beurre rance et du vin frelaté ? ».Mais cet argument ne le touchait pas. En sortant, si l’on s’était bien chamaillé après avoir mangé de la ratatouille, il disait d’un air convaincu : « Eh bien, nous n’avons pas trop mal dîné ». Il avait les plus grandes prétentions à l’économie, à l’esprit de ressource. Un jour que nous n’avions que l\ francs à nous deux, il me démontra que nous pouvions diner par-fai-te-ment chez Katkomb et qu’il nous resterait encore i franc à chacun. Seulement, il mangea au dessert pour 3 francs de poires. C’est dans une de ces promenades qu’est arrivée la fameuse histoire du mouchoir, que j’ai tant racontée ; la voici. J’étais un jour enrhumé du cerveau, et nous nous promenions vers 5 heures, Baudelaire et moi sur le boulevard, quand, tout à coup, il voulut dîner ; c’était trop tôt ; néanmoins j’y consentis sous la condition d’aller préalablement chez moi changer de mouchoir. — « Eh bien, en sortant de* dîner nous irons chez vous… — Non ; ce mouchoir est hors d’usage. Je serais mal à mon aise ; passons chez moi. — Mais… si sale que soit ce mouchoir, il peut encore vous servir pendant le temps du diner. — Mais non, que diable î je sais bien que non ! laissez-moi ’ faire. — Mais…. insista Baudelaire, combien de temps serons-nous à diner ? trois quarts d’heure environ ? pendant ce temps combien de fois aurez-vous envie de vous moucher ? deux fois ? trois fois ? hum ? Eh bien, il est impossible qu’il n’y ait pas encore sur votre mouchoir deux ou trois places pour vous moucher. — C’est trop fort ! — Montrez-le moi ! » Et il étendait la main d’un air majestueux. À partir de ce jour, je l’appelai ma bonne ; et c’est tout au plus s’il comprit la plaisanterie, tellement il était convaincu d’avoir toujours raison.

J’ai dit souvent que Baudelaire était un des rares hommes avec lesquels je n’avais jamais connu l’ennui. Je crois sérieusement qu’il a été le seul. Avec lui, la conversation n’avait jamais do trous. Son amour de la discussion l’avivait sans cesse. Seulement la discussion durait quelquefois depuis midijusqu’à onze heures du soir. Sa foi naïve dans son infaillibilité s’exprimait parfois de la façon la plus comique. C’est au Bois de Boulogne, au milieu d’une vive discussion sur la nécessité du plan dans l’art d’écrire, qu’il me dit un jour, d’un ton d’autorité : « Voyons, voyons, voyons I Je vous ai dit ceci. Vous m’avez répondu cela. Et je vous ai répliqué… avec beaucoup de justesse ! ! I » Je faillis tomber à la renverse en éclatant de rire ; lui, il était sérieux comme un brahme, rouge, et superbe d’indignation. « Eh bien, quoi ? reprit-il, après que nous eûmes fait quelques pas. Il faut bien que Je le dise, puisque vous ne le dites pas. » Le soir de cette discussion mémorable, il se vanta à Monselel dé m’avoir rouit’. Il eut longtemps l’habitude d’aller demander l’hospitalitc à ses amis, pour une nuit, un jour, deux, plus ou moins. Cela tenait à deux causes : d’abord l ’horreur de son domicile, souvent insuffisant et incommode, les désagréments qu’il avait parfois dans son intérieur, quand il était partagé, les vexations de créanciers, etc. et puis le besoin incessant de conversation. Que de fois je l’ai vu arriver chez moi vers les 4 ou 5 heures, d’un air affairé : « Mon cher, je viens vous demander un service qui va bien vous ennuyer car je sais que vous n’aimez pas cela. Mais il le faut absolument. J’ai promis de livrer demain à midi une feuille d’impression à la Revue de Paris. Vous comprenez que ce n’est pas cela qui m’embarrasse. Vous connaissez mon horrible rapidité de travail ( — il travaillait au contraire très lentement, comme tous les hommes soigneux) — une feuille à écrire en seize heures ! ce n’est rien pour moi ! mais à cause de tracas, d’ennuis, il m’est impossible de travailler chez moi. Il faut donc — absolument — que vous m’accordiez l’hospitalité jusqu’à demain midi. Je ne vous dérangerai pas. Je ne ferai pas de bruit. Vous me mettrez où vous voudrez. Je serai sage comme un petit enfant… — Mais c’est très bien, mon ami, cela tombe d’ailleurs à merveille. Je suis obligé de sortir et ne rentrerai que pour me coucher. Vous serez donc complètement chez vous*. — Oh ! quand vous rentrerez, la besogne sera bien avancée… Voyons, il est cinq heures. Vais-je d’abord aller dîner, ou bien ne dincrai-je que quand tout sera fini ? — Cela vous regarde, je xais toujours vous faire faire un lit. . — Oh ! un lit !… après cela, oui ! Je dormirai bien une ou deux heures cette nuit pour me reposer. » Je rentrais vers minuit, m’attendant (les premières fois s’entend) à trouver mon Baudelaire en plein travail : u Monsieur ne prend pas sa clé ? » me disait le portier — « Est-ce que ce monsieur de tantôt ne Fa pas prise ? — Mais, monsieur, il n’est pas revenu. » Je trouvais en effet la chajnbre déserte, sur ma table le petit paquet déposé par Baudelaire, le dictionnaire anglais, le volume de Poe, le rouleau de papier et les plumes neuves achetées chez l’épicier. Je me mettais au lit. À ers une heure on sonnait. C’était Baudelaire. « Sacré saint-ciboire ! disait-il, les dents serrées, en se frottant les mains. — Qu’y a-t-il ? — Il y a, il a a, parbleu, que je suis allé dîner, comme je vous l’avais dit. Seulement, pour me ménager un peu d’exercice en sortant de table, j’ai eu l’idée d’aller jusqu’au boulevard ; et là j’ai rencontré ce S…, cet indiscret, ce bavard, ce désœuvré qui m’a fait bavarder jusqu’à minuit. Il a fallu aller prendre de la bière. Est-ce que je sais ? mais eniin c’est égal, je pensais à mon affaire à travers les bavardages de S… et tout est écrit dans ma tète. Il ne me faut plus que le temps matériel de me le dicter. (FI regardait la pendule) Une heure 1… j’ai onze heures devant moi ! à quatre pages par heure, quatre heures suffiraient. J’ai trois fois plus de temps qu’il ne m’en faut ! Ah ! vous m’ayez fait faire un lit. Il ne servira guère… pourtant si j’essayais de dormir une heure ou deux pour me reposer du bruit de la platine de S… !> — Prenez garde ! — Ah ! bon, vous croyez donc que je suis un voluptueux onime vous ? Aous ne savez donc pas que je suis ca l>al>lc de m ? éveiller quand il me plaît, au bout d’une demi-heure, si je \cux ? oui, c’est cela, je vais m’étendre d’abord une petite heure, afin d’être mieux disposé, et je finirai ma nuit sur quatre heures du matin. — Alors, bonsoir. » En m’éveillant le lendemain vers huit heures, j’apercevais mon Baudelaire roulé dans les couvertures et le nez dans la ruelle. « Je vous \ois, me disait-il au bout d’un moment, de sa voix claire, je vous vois. Je suis réveillé depuis longtemps. » Sur la table, le papier n’était pas déroulé, les livres n’étaient pas ouverts. « Eh bien, disais-je, et cette feuille d’impression ? et ce travail à fond de train ? — Farceur ! toujours vos farces ! — Mais enfin, vous n’avez pas écrit une ligne. — Eh bien, quoi ! j’ai cédé à la paresse. — Mais que dira-t-on à la Revue ? — Je m’expliquerai. — Après tout, il n’est que 8 heures, ça vous fait vos quatre heures, vous avez encore le temps. — Hum ! farceur, éternellement farceur ! » Bien entendu, Baudelaire n’allait seulement pas à la Revue. Il déjeunait avec moi, et nous causions pendant toute l’après-midi. Cette scène s’est renouvelée bien des fois (i), toujours avec la prétention de tout tuer, d’abattre page sur page et de donner aux autres des leçons de travail par son exemple, et jamais sans plus de succès. Il allait ainsi percher chez Nadar, chez Lespès, chez Dupont. Il coucha une fois, six semaines de suite, sur le canapé d’un ami, cité ïrévise.


(i) Témoin notamment les letties où des directeurs de revues reprochent son inexactitude à leur collaborateur. V. plus loin, x. Baudelaire lisait très bien ses vers, et les lisait sans se faire prier quand on le lui demandait, mais sans jamais le proposer. Il était en cela tout le contraire de Phiioxène Boyer qui invitait les gens à dîner et dépensait 5oo francs pour réciter ses vers depuis l’entremets jusqu’au dessert.

C’est à ces derniers dîners de Phiioxène, dans le temps du Feuilleton d’Aristophane (i), que Baudelaire, invité comme les autres pour servir d’intermède et de tremplin, récita pour la première fois ses vers en public, je veux dire en société. Ce qu’on lui redemandait le plus souvent, c’était le Vin de l’assassin, la Mendiante j % oiisse, Delphine et Hippolyte. À un souper où il récita le Vin de l’assassin, l’acteur Tisserant lui suggéra l’idée d’en faire une pièce en deux actes où lui, Tisserant, jouerait le principal rôle. Il fut quelque temps question de ce drame, intitulé longtemps YIvrogne, qui plus tard prit de plus grandes proportions. Il devait y avoir un décor de pont de mer, devant un cabaret de matelots, tout encombré de curiosités rapportées des îles, de perroquets, de singes, etc. C’était une scène d’ivrognerie maritime et soldatesque. J’ai vaguement souvenir que dans la dernière gestation le drame était devenu quelque chose comme un tableau d’ivrognerie cosmopolite. Rouvière devait prendre le rôle de l’ivrogne. Un jour que Baudelaire lui racontait une des principales scènes du rôle, où l’ivrogne, après avoir tué sa femme, éprouvait un

(i) Comédie en vers, écrite par Phiioxène Boyer en collaboration avec Théodore de Banville, et jouée à l’Odéon retour do tendresse, et l’envie do la violer, la maîtresse de Rouvièrese récria contre l’atrocité do colle situation.

« Eh ! madame, lui dit Baudelaire, tout le monde en ferait autant. Et ceux qui ne sont pas ainsi sont des originaux ! » Les projets, les plans d’ouvrages de théâtre n’ont été la plupart du temps pour Baudelaire qu’un prétexte pour fréquenter et causer avec des gens qui lui plaisaient. Ainsi, pour Y Ivrogne, Rouvière. Ainsi l’opéra où devaient se rencontrer Don Juan et Catilina, et dont il abusa pour aller flâner des journées chez Roqueplan. La pièce était toujours toute faite. Mais ce qui arrêtait tout, c’étaitun accessoire, un détail de décoration, un arbre des colonies qu’il lallait absolument faire copier. Pour l’opéra, l’obstacle était M. Emile Touai, auteur de symphonies jadis jouées chez Yalentino, et que Baudelaire voulait absolument pour musicien. Où trouver M. Emile Touai ? Cela pouvait aller longtemps, et, en attendant, les conversations allaient leur train. Je ne sais si Nestor a jamais pris au sérieux l’opéra de Baudelaire, lequel du reste fut changé sur la fin en ballet.

Dans le temps du despotisme de Philoxène, Baudelaire ne fut pas plus épargné que les autres : et je ne fus jamais plus étonné qu’en voyant cette nature si raide, si cassante, indépendante souvent jusqu’à la férocité, baisser pavillon devant un bavard dont toute la force était dans la langue et dans les nerfs. Baudelaireen était arrivé à la terreur . « cruel petit lyrique » (c’était le nom qu’il donnait à Philoxène). « Infâme petit lyrique ! i >)

(i) Le Charles Baudelaire, Lettres, ne donne qu’un En entrant chez moi il demandait à la servante : « M. Boyer est-il ici ? » El plus d’une fois il s’esquiva pour ne pas le subir. Pliiloxène fit plus que de l’étourdir par son bavardage. Il le cloua une fois pendant un mois à Versailles dans une auberge où on leur avait l’ait crédit, partant toujours pour aller chercher de l’argent à Paris, et n’en rapportant jamais. J’ai gardé deux ou trois lettres lamentables que Baudelaire m’écrivit à cette occasion pour me prier de l’aller délivrer, a Appréciez-vous, me disait-il un jour, les plaisirs négatifs ? par exemple do dire : le petit lyrique n’est pas ici ? »

Le Consulat librairesque de Malassis, bonne aubaine pour nous tous, fui l’essor de Baudelaire. Ses poésies furent un des premiers livres publiés. Le livre n’avait pas de titre alors, après avoir été baptisé tour à tour les Lesbiennes et les Limbes ; grande affaire ! et Dieu sait s’il en fut longuement question ! Celui qui donna le titre définitif, Fleurs du mal, c’est Hippoly te Babou, je m’en souviens très-bien, un soir au café Lemblin, après une longue enquête sur ce sujet (i). — Baudelaire était redoutable dans les conversations d’affaires, (l chez les marchands. Il employait alors une foule de finesses qu’il croyait très adroites et qui tournaient constamment contre lui. Il m’a plus d’une fois fait

billet h Pliiloxène Boyer ; mais il commence par ces mots : « Cher lyrirjae. »

(i) Ce précieux renseignement a été confirme par les témoignages do Poulet-Malassis et de Charles Monselet. \ . les Notes sur Baudelaire, par M. Jules Le Petit {La Plaine, i or juillet l8û3). damner avec ses insistances et ses subtilités, car il avait la manie de se faire accompagner partout ; manie de poète et d’auteur dramatique, auquel il faut toujours un public. Je dus notamment une fois, sur sa prière, l’accompagner chez Templier, gendre d’Hachette, auquel il faisait une visite diplomatique pour l’engager à éditer Edgar Poe (c’était avant Michel Lévy). Il s’agissait de l’endoctriner, de le capter, de le séduire, de l’enlacer, d’être charmant enfin en même temps que persuasif. Il réussit à l’agacer de telle sorte, que peu s’en fallut que Templier ne nous mît l’un et l’autre à la porte. De même une autre fois chez un huissier qu’il se proposait d’attendrir, et qu’il attendrit si bien, qu’il fut près d’envoyer chercher la garde. De même encore avec Hetzel de qui il voulait obtenir par des flatteries adroites une modification à un traité et qu’il finit par offenser gravement, au point qu’ils en restèrent brouillés. Voir ce que j’ai déjà dit à propos de Maxime Du Camp. La faculté d’agacer les gens était chez lui un don d’autant plus singulier qu’il agissait surtout aux moments où il avait la prétention de charmer et de plaire. Il est vrai qu’il en tirait dans certains cas de grandes jouissances. C’est lui qui a dit un jour avec conviction : a Combien il est doux d’être haï des sots ! » Il faillit une fois faire évanouir de terreur ce bon Verteuil, secrétaire du Théâtre-Français, en lui décrivant minutieusement, lentement, avec la patience d’un tortionnaire, des images de supplices que je l’avais mené voir à la salle des Missions, rue du Bac. Le pauvre \ erteuil, nourri du sourire des comédiennes, s’agitait, haietant derrière son bureau. Mais le terrible Baudelaire ne lâchait pas sa victime et redoublait de minuties dans ses descriptions : « On leur arrache la peau de la tête avec les cheveux ! on leur extirpe les ongles des mains et des pieds ! — Ah ! mon Dieu ! soufflait Yerteuil. — N’est-ce pas, monsieur Yerteuil, qu’il est beau de souffrir pour sa foi ! — Sans doute, oui, c’est très beau, mais je vous avoue, monsieur Baudelaire, que je me sens tellement éloigné d’une telle vertu ! . . . — Eh quoi ! monsieur Verteuil, ne mourriez-vous pas volontiers pour vos convictions ? » Par moments se glissait dans le cabinet une petite actrice minaudière et câline, venant demander ou une loge ou un congé. Yerteuil se cramponnait à elle comme à un sauveur, et lui prenait les tétons ouïes fesses comme pour reprendre pied dans sa vie naturelle. « Un de ces soldats chinois, poursuivait Baudelaire impitoyable, dès qu’elle était sortie, ouvre la poitrine de la victime avec son poignard, lui arrache le cœur tout sanglant et l’avale I un calembour en action ! vous comprenez, monsieur Yerteuil ? — pour se donner du cœur ! » Yerteuil à la fin demanda grâce et, par distraction, nous donna une loge de premier rang. Baudelaire sortit radieux. Ce spectacle pour lui était si beau ! Aussi ne profita-t-il pas du billet. Le triomphe eût été que Yerteuil mourût de congestion dans la nuit.

u En racontant le procès des Fleurs du mai, j’ai supprimé, comme je l’ai fait partout dans mon travail, les anecdotes. C’est ici le lieu de les rétablir. C’est environ un mois après la publication que commencèrent à circuler les bruits de poursuites judiciaires. Baudelaire reçut divers avis émanant des ministères de Fin teneur et de l’instruction publique, et commença à s’en inquiéter, moins pour lui que pour son éditeur. Les articles critiques n’avaient pas encore eu le temps de paraître ; quelques journaux hésitaient, entre autres la Revue française où devait paraître mon article, devant les avertissements ministériels. Parmi les cautions sur lesquelles Baudelaire pouvait compter, la plus décisive était celle de Sainte-Beuve, son ami depuis longtemps et très disposé à le servir. Malheureusement, un précédent fâcheux l’empêchait d’agir. M. Billaut, alors ministre de l’intérieur, avait, peu de temps auparavant, déféré Madame Bovary aux tribunaux, qui l’avaient acquittée. Sainte-Beuve, le jugement rendu, avait parlé du livre dans le Moniteur, avec éloge. Cet article avait fait du bruit jusque dans le conseil des ministres : « Comment ! avait dit M. Billaut, un livre que j’ai fait » poursuivre, le louer dans le journal du gouverne» ment ! etc. » Sainte-Beuve n’eut pas de peine à faire comprendre à Baudelaire que la récidive était difficile.

« Restait Edouard Thierry, chargé du feuilleton des livres, et qui pouvait très bien donner son opinion avant le jugement, a Laissez, dit Sainte-Beuve, a M. Thierry faire son article. Il est poète, et sera très « bien pour vous. Puis, l’émotion passée, je reviendrai (( à vous dans un article général. » L’article de Thierry devint donc pour Baudelaire la planche de salut. Un matin, il vint m’apprendre que l’article de Thierry était fait, qu’il l’avait lu et qu’il était très bien pour lui ; restait à voir si le journal le prendrait. Le jour du feuilleton de Thierry, nous le passâmes, Baude laiie et moi, sur le trottoir du quai Voltaire. Baudelaire entrait d’heure en heure au journal, et m’en rapportait des bulletins. Premier bulletin : l’article était composé et Thierry avait corrigé l’épreuve. Deuxième : Turgan (1) l’avait vu en seconde épreuve. Une formalité décisive était le visa du ministre d’Etat, qu’on allait demander chaque soir, avant le tirage. À onze heures, nous vîmes Turgan monter en fiacre et s’en aller chez M. Fould, avec les épreuves. Il revint au bout d’une heure, et, bientôt après, nous eûmes la satisfaction d’apprendre que le tirage était commencé. Baudelaire respira, car il lui paraissait impossible que cet article ne fut pas un bâton jeté dans les roues du parquet. L’article parut donc et lit son effet. M. Billaut jeta feu et flammes et il chercha aussitôt un moyen de réparer ce qu’il appelait la bévue du Journal officiel. Il fallait faire attaquer les Fleurs du mal par un autre journal du gouvernement. Malheureusement pour lui, le nombre en était très limité. Au Constitutionnel, Paulin Limayrac, alors chargé du compte rendu des livres, avait fait un article vitupératif ; mais en apprenant les poursuites, il l’avait retiré. Il l’apprit lui-même à Baudelaire, dans un couloir du ministère de l’intérieur, en lui montrant la copie qu’il venait de reprendre. Il n’y avait pas à compter sur le Pays, où Barbey d’Aurevilly, ami de Baudelaire, avait apporté un article favorable qui ne lut pas inséré. C’est alors que parut au Figaro un entrelilet insidieux 011, après un blâme général, étaient citées les pièces qui furent supprimées

(1) Le directeur du Moniteur. par le jugement. Baudelaire a toujours été convaincu que cet entrefilet accusateur, signé par G. Bourdin ( i , était parti du ministère de l’intérieur. Un jour mémo, à l’école de natation, ayant rencontré Bourdin au café, il fut tenté, me dit-il, de profiter de ce qu’il était nu et lui, Baudelaire, habillé et botté, pour lui administrer une correction… Et il faut avouer que le soupçon de Baudelaire, peut-être exagéré, ne manquait pas de vraisemblance, car le Figaro passait généralement pour être protégé par le ministre et était d’ailleurs foi t capable de rendre de tel services.

La meilleure critique des Misérables a été faite par Baudelaire. « Ali ! disait-il en colère, qu’est-ce que c’est que ces criminels sentimentals, qui ont des remords pour des pièces de quarante sous, qui discutent avec leur conscience pendant des heures, et fondent des prix de vertu :* Est-ce que ces gens-là raisonnent comme les autres hommes ? J’en ferai, moi, un roman où je mettrai en scène un scélérat, mais un vrai scélérat, assassin voleur, incendiaire et corsaire, et qui finira par cette phrase : « Et sous ces ombrages que j’ai plantés, entouré d’une famille qui me vénère, d’enfants qui me chérissent et d’une femme qui m’adore, — je jouis en paix du fruit de tous mes crimes ! »

Nul n’a eu plus que lui de rectitude dans l’esprit. Certes il admirait Victor Hugo. Il en a témoigné publiquement dans maint article, notamment dans Ja notice des Poètes français de E. Grépet.


(i) On en a lu le texte au chapitre III de cet Appendice. Il a tenu même., pour répondre à certaines perfidies (i), à faire dans un journal un compte rendu de ces mêmes Misérables dans lequel il a montré toute sa dextérité ; car, au fond, le livre, avec ses énormités morales, ses paradoxes de plomb, l’agaçait profondément. Il avait horreur de la fausse sensibilité, des criminels vertueux et des filles publiques angéliques. Il l’a assez dit. Quand il tombait sur un raisonnement de cette sorte, il l’effondrait par une crudité brutale.

Un jour on louait devant Théophile Gautier certaines pièces des Emaux et Camées, entre autres des Etudes de mains, dont on citait ce quatrain :

Et tenu, courtisane ou reine, Entre ses doigts si bien sculptés, Le sceptre de la souveraine Ou le sceptre des voluptés.

(( — Ah ! dit un malin (mais il fallait entendre Baudelaire accentuer ce mot, où il mettait un mépris amer), le sceptre des voluptés, nous savons ce que c’est ! Oui, le sceptre des voluptés, elle a dû le tenir et le manier, etc. »

Et Gautier souriait par condescendance — coupable, selon Baudelaire.

— « Mais alors, dit Baudelaire, en avançant le nez d’un air de chattemite, ce n’est pas bien ce que tu as mis là. J’aimerais mieux que tu aies mis : « A-t-elle empoigné beaucoup de P »

(i) Allusion à l’article de Jean Rousseau qui, dans le Figaro du n juin i858, l’avait accusé d’avoir dit en plein divan Lepelletier : « Hugo, qu’est-ce que cela ? » Cette façon de côtoyer l’obscénité et le consentement de Gautier l’exaspérait. Evidemment, il voulait venger son ami et le punir en même temps de sa lâche condescendance (1).

(i) D’importants fragments de ce recueil, pour la première fois publié in-extenso (et dont la copie avait été donnée à M. Eugène Crépet par M. Gardet, exécuteur testamentaire de Charles Asselineau), ont été produits dans la première édition de cet ouvrage et par M. Tausserat-Radel dans le Supplément du Figaro du 12 août 1893.

Le texte de M. Tausserat-Radel, pour les parties citées, n’est pas entièrement conforme à celui-ci. Cela tient sans doute à ce que ces Baudelairiana étaient restés, sur le manuscrit original, à l’état de notes griffonnées au crayon, et d’une lecture difficile.

Pour Charles Asselineau, dont la vie fut parfois si intimement mêlée à celle de Baudelaire, v. la très intéressante étude biographique que M. Maurice Tourneux a placée en tête du Catalogue de la bibliothèque romantique de feu M. Charles Asselineau homme de lettres, sous-bibliothécaire à la Mazarine, Paris, Rouquette, A. Voisin, J. Baur, 1875, in-8°.