Chasses en Afrique. — De Port-Natal aux chutes du Zambèse/04

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NOUVELLE CHASSE DANS L’INTÉRIEUR DE L’AFRIQUE.

1859.


Départ et projets de Baldwin. — Déception. — Pénurie de gibier. — Petites outardes. — Une chienne parfaite. — Retour. — Passage du Touguéla.

Bien que ces deux dernières tournées, entreprises pour chasser l’éléphant, n’eussent pas répondu à son attente, Baldwin repartait en 1859 pour une nouvelle expédition.

Le 15 mai, il était campé dans le voisinage de Séchélé ; cette fois, il avait deux compagnons, treize serviteurs, huit chevaux, quarante-sept bœufs, cinq vaches avec leurs veaux, six chiens et trois wagons. « Il y a deux mois et demi que j’ai quitté le Natal, écrivait-il à cette date, et jusqu’à présent cela va bien, nous sommes tous en bonne santé. Deux de mes bœufs ont été perdus par la négligence des Cafres ; six chevaux sont morts de la maladie, plusieurs chiens ont été écrasés sous les roues ; on a versé deux fois, tout cela n’empêche pas l’avenir de paraître sous un jour favorable. Mon équipement a été dispendieux ; mais la contrée où je dois me rendre est excellente et chaque jour me dédommagera des frais de route. » Son intention était d’aller droit au nord, afin de gagner les rives du Chobé, laissant le lac au sud-ouest, et Mossilikatsi au levant. Mais après avoir encore une fois subi les fatigues, les privations qu’impose la traversée du désert, il écrivait la date du 31 juillet :

« Déception complète ! Nulle autre chose à inscrire. Nous avons fini par gagner la rivière. Certes, elle est belle et sa vue est rafraîchissante ; mais au lieu des bords que nous rêvions, j’ai retrouvé la Zouga, cette ancienne connaissance que j’avais juré de ne plus revoir, et qui, à tous les inconvénients qui m’avaient dicté cette résolution, joint cette année les ravages que l’épidémie fait sur ses rives. Le gibier, non-seulement y est rare, mais encore très-farouche ; et le nombre des espèces, dont la variété fait la joie du chasseur, est des plus restreint. Je me plaignais déjà l’année dernière ; cette fois, la sécheresse ayant fait périr les récoltes, n’a laissé aux indigènes d’autre moyen d’existence que la chasse ; et les piéges, les trappes, les mousquets, les flèches empoisonnées ont tout détruit.

« La semaine dernière, j’ai été obligé de tuer un bœuf. Si je n’avais pas ma petite Juno, il m’arriverait souvent de dîner par cœur. Je viens de courir dans les halliers après une espèce d’outarde qu’on appelle ici koran des bois[1] : un oiseau délicieux pesant de trois à cinq livres et qui, par ses habitudes, est réellement une bête de chasse. L’herbe est tellement desséchée qu’elle tombe en poussière ; la terre est craquelée partout, on supposerait qu’il n’y a pas là vestige d’un arome quelconque, et cependant Juno a dépisté aujourd’hui trois de ces korans, et les a chassés d’une façon merveilleuse. Ces petites outardes fuient comme des râles de genêt, souvent à plus de huit cents pas ; il est difficile de les mettre au vol, et dans les fourrés où elles se tiennent, la poursuite en est hasardeuse. Mais quand Juno est sur la piste, elles ont beau faire : détours, feintes, crochets, marches et contre-marches, rien ne la déroute ; vous n’avez besoin ni de l’encourager, ni de la retenir ; elle est aussi parfaite que possible. Il va sans dire que j’ai eu les trois korans. Nous avons ici des canards, des oies, tous les genres de rémipèdes. La bécassine, le faisan et la perdrix se voient en fort grand nombre, ainsi que le dikkop, oiseau qui rappelle le courlis par la taille et le plumage, a le bec très-court et la chair excellente[2].

Vous n’avez qu’à lui jeter le mot sar, et Juno part comme un lévrier ; elle fond sur la proie et tombe au milieu de la bande. Tout en accourait, je tire à n’importe quelle distance pour éparpiller la troupe ; Juno revient alors d’elle-même, arrête chaque fuyard l’un après l’autre avec la fermeté d’un roc, et j’abats autant de pièces qu’il me convient, jusqu’à faire plier un de mes Cafres sous la charge.

10 août. Hier, des buffles s’aperçurent dans un bois trop clair-semé pour offrir un abri au chasseur. Néanmoins, prenant le dessous du vent, j’approchai sans que la bande s’en doutât. Elle se composait de dix mâles et se tenait à découvert ; deux buffles étaient debout, les autres étaient couchés. Arrivé à quatre-vingts pas de l’un des premiers, dont la position était excellente, je le tirai d’une main ferme : la balle frappa ; le choc retentit supérieurement. Toutefois, j’avais le fusil d’Arlington ; et le peu de recul, ainsi que la faiblesse de la détonation me firent penser qu’il n’y avait qu’une demi charge de poudre. Naturellement, les dix buffles partirent, et je les aurais abandonnés sans Juno qui suivit les tracés du blessé. Quelques instants après, j’entendis ma chienne tenir la bête aux abois ; elle n’était guère à plus de quatre cents pas, et lorsque j’arrivai, le buffle rendait le dernier soupir : la balle l’avait frappé juste au bon endroit et n’avait pas dévié d’une ligne. Juno épargna ainsi une rude fatigue à mon cheval ; sans elle, le buffle aurait été perdu, et il m’aurait fallu trouver une girafe ou un élan ; car j’ai tous les jours dix-huit affamés à nourrir. Maigre d’ailleurs comme une vieille corneille, et certes plus dur, ce malheureux buffle était détestable. Je m’empressai de revenir à une outarde au carry d’une qualité exquise ; et je me sentis heureux, bien avec moi-même et avec le genre humain.

Bachoukourou, 12 octobre. — Nous avons fait au moins cent vingt milles à partir de la Zouga. De belles nuits éclairées par la lune ont favorisé notre marche. Les matinées et les soirées ont été fraîches, et, en quittant la rivière, nous avons, Dieu merci ! vu notre dernier moustique ; mais l’eau est devenue rare. La semaine prochaine nous trouvera probablement chez Sicomo ; huit jours après, nous arriverons, je l’espère, au kraal de Séchélé, où treize bœufs nous attendent et nous seront d’un immense secours. La marche est si pénible dans ces sables mouvants ! Quatorze bœufs, tirant tous à merveille, suffisent bien juste à traîner le chariot sur le pied de deux milles à l’heure.

17 novembre. — Une hyène m’a pris cette nuit une belle chèvre qui était fixée par la jambe à la roue du wagon dans lequel je dormais ; cinq hommes étaient couchés sous ce même wagon, et deux chevaux se trouvaient attachés à la roue de derrière. Ce fut aussitôt un branle-bas général, une levée de massues, d’asségayes et de tisons flambants, accompagnés de cris infernaux. La bande était guidée par les gémissements de la pauvre chèvre ; mais les plaintes s’éloignaient à mesure qu’on avançait, et la bête ravisseuse disparut avec sa proie. Les bêlements s’éteignirent, les chiens s’effrayèrent, la nuit était sombre, les hommes n’avaient plus rien qui les guidât, et la chasse fut abandonnée.

L’hyène disparut avec sa proie.

Je reprochai amèrement à l’hyène le souper qu’elle faisait à nos dépens ; car de mes trois chèvres, elle avait pris la meilleure. Si je ne l’avais pas vu, je n’aurais jamais cru cet animal capable d’emporter une bête aussi lourde (au moins soixante-dix livres), et avec une pareille vitesse. »

L’expédition avait été plus heureuse que Baldwin ne l’avait espéré ; il ramenait deux wagons chargés d’ivoire, et se retrouvait, le 11 décembre, à la frontière de la république d’Orange. Le Vaal coulait à pleins bords ; on était dans la saison pluvieuse, les rivières grandissaient rapidement et, après avoir failli mourir de soif, notre chasseur allait être arrêté par l’inondation. Plusieurs fois, déjà, il avait manqué périr par suite de la crue des eaux. « Un jour, dit-il, j’avais à franchir le Touguéla, je le trouvai débordé. Néanmoins, craignant les Bushmen, qui, tous voleurs de chevaux, étaient nombreux dans les environs, je résolus de conduire mes chevaux sur l’autre rive, et j’y réussis en les faisant nager parmi les bœufs de rechange. Restait à passer la voiture, une charrette couverte et suspendue que j’avais fait faire assez longue pour pouvoir y coucher. L’entreprise était sérieuse ; elle fut discutée avec mes Cafres, et, après avoir entendu le pour et le contre, je dis à mes hommes qu’ils ne souperaient que sur la rive droite. Ils n’hésitèrent plus à gagner l’autre bord. Je fis attacher toutes les courroies disponibles au bout les unes des autres, afin d’en composer une grande longe pour guider les bœufs ; et nous attelâmes immédiatement. La charrette fut lestée avec de grosses pierres que Matakit se chargea de maintenir en s’asseyant dessus. Je fixai la toile de chaque côté aux essieux, puis à l’avant et à l’arrière, et je montai sur le siége, mon grand fouet à la main. Inyous et Mick saisirent l’extrémité de la longe et s’en allèrent à quelques vingt pas des premiers bœufs qui avaient de l’eau juste au point ou ils allaient être forcés de nager. Le sol était bon, je donnai le signal et nous partîmes. Les bœufs avançaient, la charrette flottait bien, tout se passait à merveille ; j’éprouvais une vive satisfaction.

« Lorsque les bœufs eurent rejoint nos conducteurs, je criai à ceux-ci de leur rendre la longe et de s’écarter de la voie ; mes hommes se troublèrent, sentirent qu’ils s’engravaient, tirèrent sur l’attelage qui décrivit une courbe, et dont les premiers bœufs, entraînés parle courant, ne se trouvèrent plus qu’à deux pieds de mes genoux.

Comprenant que nous allions chavirer, je me lançai dans la rivière le plus loin possible, et me mis sur le dos pour voir ce qui était arrivé. La charrette avait disparu ; Inyous et Mick, perchés sur les bœufs du centre, et pris d’une horrible frayeur, se laissaient aller à la dérive ; mais pas vestige de Matakit Le pauvre garçon était enfermé dans la charrette ; les grosses pierres sur lesquelles il était assis devaient lui avoir écrasé la tête.

Je m’élançai dans la rivière.

« J’essayai d’aller à son aide, mais le courant s’y opposait, et mes forces commençaient à s’épuiser, quand, à ma joie bien vive, j’aperçus mon Cafre à peu de distance. Il battait l’eau vigoureusement ; et bien qu’il eût déclaré jusqu’ici ne pas savoir nager, il se tira d’affaire à merveille. Bref, à l’exception d’un seul qui se noya, tous les bœufs finirent par aborder ; et bêtes et gens se trouvèrent sur la rive droite, où ils arrivèrent sains et saufs. Mais de tous les objets qui étaient contenus dans la charrette, il ne me resta que mes deux fusils que j’avais solidement attachés aux parois : tout le reste fut perdu.

Une autre fois, je passais la même rivière, j’étais à cheval, le gué était peu profond ; c’est tout au plus si l’eau mouillait les sangles de ma selle. J’étais couché sur le dos, mon fusil à la main, les pieds à la hauteur du cou de la bête, et sottement dans les étriers, lorsque mon cheval tomba sur de grosses pierres. Renversé par le courant, il fit un effort, se releva, et je restai le pied gauche dans l’étrier, la tête et les épaules au fond de l’eau. Mon cheval continuait paisiblement sa route, me traînant sur les cailloux, et je me noyais au plus vite. Heureusement qu’il avait une longue crinière, et qu’étant parvenu à lui serrer fortement la jambe au-dessus du genou avec la main droite, je pus me soulever de manière à saisir une poignée de crins. J’arrivai de cette façon à mettre la tête hors de l’eau, jusqu’à ce que l’animal, ne se pressant pas davantage, finit par aborder. J’avais bu à large dose, et les maux de cœur, les vertiges, les bourdonnements dans les oreilles me rendirent très-malade pendant quelque temps, sans parler d’une blessure que je m’étais faite au cou-de-pied. Il est fort heureux que mon cheval ait eu ce caractère paisible qui distingue la plupart des chevaux cafres. Je me promis bien désormais de quitter mes étriers chaque fois que j’aurais à passer l’eau ; et je me suis tenu parole.

J’ai ramassé il y a quelques jours deux Allemands qui veulent gagner le Natal. L’un d’eux avait un fusil d’assez mauvaise apparence ; je le priai de vouloir bien décharger cette arme suspecte avant d’entrer dans le wagon. Le fusil éclata ; l’homme eut trois trous dans son chapeau, un dans la tempe, et les deux yeux brûlés. Il tomba inondé de sang ; j’ai cru qu’il était mort.

Nous l’avons lavé, pansé, bandé de notre mieux, et aujourd’hui il ne paraît pas beaucoup plus mal qu’avant cet accident.


  1. Bush-koran, otis melanogaster.
  2. Dikkop, littéralement grosse-tête : œdicnème du Cap.