Chimie appliquée à l’agriculture/Chapitre 18

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Madame Huzard (Tome 2p. 382-468).

CHAPITRE XVIII.


DE LA CULTURE DE LA BETTERAVE ET DE L’EXTRACTION DE SON SUCRE.




Dix à douze ans d’observations et d’expériences suivies sur la culture de la betterave et l’extraction de son sucre, m’ont donné quelques droits à publier des résultats qui puissent inspirer quelque confiance.

Comme cette nouvelle industrie doit devenir une source féconde de prospérité agricole, on me pardonnera d’entrer dans tous les détails que je crois nécessaires pour diriger l’agriculteur, et lui éviter des essais et des tâtonnemens souvent dispendieux et presque toujours décourageans.


SECTION PREMIÈRE.


De la culture de la betterave.


On sème la betterave dans le mois d’avril et au commencement de mai, lorsqu’on n’a plus à craindre le retour des gelées. J’en ai semé vers le milieu du mois de juin, et elles ont parfaitement réussi ; cependant il ne convient de semer ni trop tôt ni trop tard. Lorsqu’on sème immédiatement après la cessation des gelées, la terre est froide et très-humide, la germination de la graine est lente, les pluies qui tombent abondamment dans cette saison battent le sol, et l’air ne peut plus y pénétrer ; dès lors la graine pourrit et les betteraves lèvent mal ; mais lorsqu’on sème plus tard, on s’expose à éprouver des contrariétés d’un autre genre : les pluies sont alors moins fréquentes et les chaleurs plus fortes ; la terre se dessèche, et dans les sols gras et compacts, il se forme à la surface une croûte que les folioles très-tendres de la betterave ne peuvent plus percer.

Les semis faits de trop bonne heure ont encore l’inconvénient de donner lieu au développement d’une foule de plantes étrangères qui étouffent la betterave et rendent les sarclages bien plus dispendieux.

L’époque la plus favorable pour la semence est donc celle où la terre, déjà échauffée par les rayons du soleil, contient encore assez d’humidité pour faciliter la germination et hâter le développement de la jeune plante : les derniers jours d’avril et les quinze premiers de mai réunissent presque toujours ces avantages.


ARTICLE PREMIER.


Du choix de la graine.


Un bon agriculteur doit toujours récolter sa graine : à cet effet, il plante ses betteraves au printemps dans un bon terrain, et récolte la graine en septembre, à mesure qu’elle mûrit ; il abandonne sur les tiges celle qui n’est pas très-mûre, et ne cueille que la meilleure. Chaque betterave en fournit depuis cinq jusqu’à dix onces.

Lorsqu’on ne soigne pas la graine et qu’on l’emploie sans choix, non-seulement on a beaucoup de petites betteraves rabougries, mais il est rare encore qu’il y en ait plus de la moitié qui lèvent.

Les betteraves sont blanches, jaunes, rouges ou marbrées ; il en est encore dont la pellicule est rouge et la chair blanche. Il est bien reconnu aujourd’hui que la couleur ne se reproduit pas constamment. Il est rare que dans un champ semé avec la seule graine de betterave jaune il ne s’en trouve pas quelques pieds de rouge et de blanche.

On a donné jusqu’ici trop d’importance à la couleur, je n’ai pas observé de différence notable dans les résultats ; cependant je cultive de préférence la betterave jaune et la blanche, parce que la couleur du suc de la betterave rouge rend le raffinage du sucre qu’elle fournit un peu plus long. À la vérité, la chaux qu’on emploie à la première opération décolore instantanément le suc ; mais la concentration dans la chaudière fait reparaître une teinte brunâtre, que n’a pas le sirop qui provient de la betterave jaune ou blanche.


ARTICLE II.


Du choix du terrain.


Toutes les terres à blé sont plus ou moins propres à la culture de la betterave, et celles de cette nature qui ont de la profondeur en terre végétale sont les meilleures.

Les terres sablonneuses dont le grain est très-fin, provenant des alluvions et des dépôts des rivières, sont aussi très-favorables aux betteraves, elles n’exigent même pas des engrais artificiels lorsque les inondations peuvent y déposer périodiquement du limon.

On peut cultiver avec avantage la betterave sur les sols qui proviennent du défrichement des prairies naturelles ou artificielles ; mais j’ai constamment observé que la betterave venait mal lorsqu’après avoir défriché à la fin de l’automne et donné trois ou quatre labours en hiver, on la sema au printemps ; les gazons et les racines ne sont pas encore complétement décomposés, et je me suis vu forcé d’intercaler une récolte d’avoine entre le défrichement du sol et la culture de la betterave, pour avoir de beaux produits : alors on peut, sur le même terrain, espérer deux récoltes successives de betteraves de la plus grande beauté. Si le sol des prairies naturelles est sec et peu lié, on peut semer la betterave six mois après le défrichement ; mais, à la suite du défrichement des luzernes, je n’ai jamais obtenu de bons résultats qu’après une récolte intermédiaire de céréales : dans ces sortes de terrains, les betteraves ont été constamment plus belles la seconde année que la première.

Les terres sèches, calcaires, légères, etc., conviennent peu à la betterave.

Les terres fortes, argileuses sont peu propres à la culture de cette racine.

Pour que la betterave prospère, il faut en général un sol meuble et fertile, dont la couche de terre végétale ait au moins douze à quinze pouces d’épaisseur.

Cette racine vient plus ou moins bien dans toutes les terres arables ; mais ses produits varient prodigieusement selon la nature des sols. Une bonne terre peut fournir cent milliers de betteraves par hectare, un terrain maigre n’en donnera que dix à vingt. Sur cinquante à soixante hectares que je mets en culture chaque année, dans des sols de nature très-différente, le terme moyen du produit est assez constamment de quarante milliers par hectare.

La valeur des betteraves ne peut pas être calculée d’après la grosseur et le poids : les grosses racines, qui pèsent souvent dix à vingt livres, contiennent beaucoup d’eau ; leur suc marque à peine cinq à six degrés au pèse-liqueur, tandis que celui des betteraves qui pèsent moins d’une livre marque huit à dix degrés : ainsi le suc de ces dernières contient deux fois plus de sucre sous le même volume, et l’extraction en est plus facile et moins coûteuse, attendu que l’évaporation exige beaucoup moins de temps et de combustible. D’après cela, je préfère, pour ma fabrique, les betteraves du poids d’une à deux livres, quoique le terrain qui les fournit n’en donne pas plus de vingt-cinq à trente milliers à l’hectare.


ARTICLE III.


De la préparation du sol.


En général, je cultive la betterave dans presque toutes les terres qui sont destinées à recevoir la semence des blés en automne.

On les dispose à cette culture par trois bons labours, dont deux se donnent en hiver et le troisième au printemps : ce dernier enfouit le fumier qu’on a mis sur le sol, après le second labour, dans la même quantité que si on voulait y semer immédiatement le froment.

Dans un temps où la culture de la betterave était moins connue, on a cru que le fumier rendait cette racine bien moins riche en sucre et la disposait à produire du salpêtre ; je n’ai rien observé de tout cela et n’ai aperçu, entre les betteraves fumées et celles qui ne le sont pas, que la différence de grosseur. Ce qui a pu établir l’opinion que je combats, c’est que le suc est plus concentré dans les petites, et fournit par conséquent plus de sucre sous le même volume.


ARTICLE IV.


De la manière de semer la graine de betterave.


On peut semer la graine de betterave de trois manières : 1o. en pépinière, 2o. en rayons, 3o. à la volée.

Le semis en couche ou pépinière offre l’avantage de prendre beaucoup moins de temps à l’agriculteur, dans une saison où tous ses momens sont précieux ; on transplante ensuite les jeunes plants dans le mois de juin, avant la coupe des foins de sorte que cette culture ne nuit en aucune manière aux travaux ordinaires de la campagne. Mais cette méthode offre de graves inconvéniens : le premier de tous, c’est que, quelques précautions qu’on prenne en arrachant les jeunes plantes, il est difficile de ne pas laisser dans la terre l’extrémité de la queue de la plupart, et que dès-lors elles ne plongent plus dans le sol ; leur surface se recouvre de radicules, et elles grossissent, comme les raves, sans s’allonger le second, c’est qu’en plantant la betterave on replie la pointe très-fine et très-délicate de l’extrémité, et on éprouve encore l’inconvénient que je viens de signaler.

Il convient néanmoins à l’agriculteur d’avoir quelques milliers de betteraves en pépinière, pour pouvoir garnir les vides qui se trouvent toujours dans les champs lorsqu’on sème par d’autres moyens.

On peut encore semer les betteraves à la volée comme les graines des céréales ; et dans ce cas, après avoir bien préparé la terre par de bons labours et uni la surface avec le rouleau, on procède à l’ensemencement.

On recouvre la graine par la herse, qu’on passe deux fois en croisant. Cette méthode exige au moins cinq à six kilogrammes de graine par hectare.

Ce procédé est le plus généralement suivi, et je l’ai pratiqué pendant sept à huit ans ; mais aujourd’hui je donne la préférence à l’ensemencement par rayons, parce que je le trouve bien plus sûr et plus économique. À cet effet, dès que la terre est bien préparée, je trace sur la surface du sol des sillons de demi-pouce à un pouce de profondeur, à l’aide d’une herse armée de quatre dents distantes l’une de l’autre de dix-huit pouces ; des femmes qui suivent la herse, déposent les graines dans les sillons, à la distance de seize pouces l’une de l’autre, et elles les recouvrent avec la main. Chaque femme peut semer, de cette manière, six à huit mille graines par jour. La quantité de graines nécessaires est à-peu-près la moitié de celle qu’on emploie à la volée, et le sarclage des betteraves est bien plus facile et moins coûteux.

En Angleterre, on a adopté un procédé pour la culture des racines, qui doit avoir de grands succès. On ouvre un profond sillon et on dépose le fumier dans le fond ; on en trace un second parallèlement, qui recouvre le premier ; on sème les graines dans la longueur des sillons, de manière que la graine soit constamment placée perpendiculairement au fumier : d’après ces dispositions, la racine, trouvant une terre meuble, plonge jusqu’au fumier, qui entretient sa fraîcheur et lui fournit ses engrais.

Mais quelle que soit la méthode qu’on emploie pour semer la betterave, il faut observer, 1°. de ne semer que sur des terres fraîches et naturellement fertiles ; 2°. de ne pas placer la graine à plus d’un pouce de profondeur ; 3°. de ne pas semer trop épais.


ARTICLE V.


Des soins qu’exige la betterave pendant sa végétation.


Il y a peu de plantes qui exigent plus de soins que la betterave ; le voisinage des plantes étrangères arrête son développement, et lorsque la terre n’est pas meuble et remuée autour d’elle, elle languit, jaunit et ne se développe point.

Dès que la plante a commencé à pousser ses secondes feuilles, il faut lui donner un premier sarclage : si on a semé à la volée, on ne peut travailler la terre qu’à la main et avec une pioche légère ; on déracine toutes les herbes, on arrache des betteraves pour laisser un espace de quinze à dix-huit pouces entre celles qu’on laisse. Si on a semé en sillons, on emploie le cultivateur et un cheval, et on travaille le pied des racines à la pioche. Il faut pratiquer l’opération du sarclage au moins deux fois dans la saison.

Le sarclage ouvre la terre à l’air et à l’eau ; il la nettoie des mauvaises herbes. Après chacanede ces opérations, on voit les betteraves se ranimer, leur couleur se foncer en vert ; la racine grossit, les feuilles augmentent de volume.

Depuis que je sème en rayons, je passe le cultivateur deux à trois fois dans le courant de l’été, et ne nettoie qu’une fois, par un bon labour fait à la pioche, les pieds des betteraves.

Le cultivateur fait au moins un demi-hectare par jour, et cinq à six journées d’hommes suffisent pour le reste. Je trouve une économie de plus de moitié en employant cette méthode. Chaque sarclage à la pioche coûterait au moins vingt francs par arpent.

Le produit d’un champ dont la terre est fréquemment remuée est au moins le double de celui dont les sarclages ont été négligés.


ARTICLE VI.


De l’arrachement des betteraves.


En général, on arrache les betteraves dans le courant du mois d’octobre : cette opération doit être terminée avant les gelées. Lorsqu’on est surpris par des froids précoces, et que les moyens de transport ne suffisent pas pour mettre ces racines à l’abri on les dispose en tas dans les champs, et on les recouvre de leurs feuilles ; celles qui sont encore dans la terre craignent beaucoup moins les gelées que celles qui sont arrachées.

L’époque que je viens d’indiquer est la plus convenable pour les environs de Paris et le centre de la France ; mais comme la végétation est plus hâtive dans le midi, la betterave y parvient à maturité avant le mois d’octobre, et il faut avancer l’époque de l’arrachement : sans cela, le principe sucré peut disparaître par une nouvelle élaboration des sucs du végétal après la maturité. Ce fait me paraît avoir été suffisamment constaté par M. Darracq. Cet habile chimiste, de concert avec M. le comte Dangos, préfet du département des Landes, avait tout préparé pour établir une sucrerie. Dès le mois de juillet jusqu’à la fin d’août, il fit l’essai des betteraves tous les huit jours, et en retira constamment trois et demi à quatre pour cent de beau sucre : rassuré sur ces résultats, il discontinua ses essais pour se livrer tout entier aux soins qu’exigeait l’établissement ; mais quelle ne fut pas sa surprise lorsque, vers la fin d’octobre, les betteraves ne lui fournirent plus que des sirops et du salpêtre, et pas un atome de sucre cristallisable !

En général, on peut arracher les betteraves du moment que les grosses feuilles jaunissent.

Si on les récolte avant l’époque de leur maturité, elles se flétrissent, se rident et deviennent molles ; le sue qu’on en extrait est d’un travail plus difficile, et le sucre a moins de consistance.

À mesure qu’on arrache les betteraves on en sépare les feuilles, qu’on laisse sur le sol : les bœufs, les vaches, les moutons et les porcs les mangent sur place ; mais elles sont si abondantes, qu’il en reste encore suffisamment pour fournir un demi-engrais à la terre : c’est sur ce sol et sans labour que je sème mes blés, que j’enterre par un léger trait de charrue.

Comme la terre a été fumée au printemps et bien nettoyée par les sarclages répétés, les blés y sont très-beaux et très-nets. Les premiers labours et le fumier servent donc à deux récoltes, et on économise les labours d’automne, qu’on donne aux terres destinées à recevoir du froment ou du seigle.


ARTICLE VII.


De la conservation des betteraves.


Les betteraves s’altèrent par le froid et la chaleur ; elles se gèlent à la température d’un degré au-dessous du terme de la glace, elles germent à huit ou dix degrés au-dessus : la gelée les ramollit et détruit leur principe sucré ; elles se pourrissent du moment qu’elles sont dégelées.

La chaleur développe des tiges au collet de la racine, et décompose les sucs qui fournissent à cette végétation. Lorsque la germination est peu avancée, l’altération des sucs n’est que locale, de manière qu’en coupant le collet un peu profondément, on peut travailler le surplus de la racine sans inconvénient.

Ainsi, pour conserver les betteraves, il faut les garantir des gelées et de la chaleur.

Le premier soin que doit prendre l’agriculteur est de ne les mettre en magasin qu’autant qu’elles sont sèches : à cet effet, après les avoir arrachées, on peut les laisser dans les champs jusqu’à ce que le temps ait fait évaporer toute l’humidité ; mais lorsqu’on a une récolte considérable à charrier, on ne peut pas espérer, sur-tout en automne, une suite de jours assez favorables pour ne pas enfermer des betteraves mouillées : les soins qu’on est forcé de leur donner alors pendant l’hiver préviennent tous les événemens de décomposition.

J’ai une vaste grange, où j’entasse mes betteraves à la hauteur de sept à huit pieds, à mesure qu’on les porte des champs. Je n’emploie pas d’autre précaution que de former contre les murs d’enceinte une couche de paille ou de bruyère, qu’on élève à la hauteur des betteraves, et de recouvrir le tas avec de la paille lorsqu’on est menacé de gelée : depuis dix ans, ma récolte de betteraves n’a pas souffert ; il est arrivé deux ou trois fois que les betteraves germaient avec assez de force pour faire craindre qu’elles ne se décomposassent ; je me suis borné à démonter le tas, à déplacer les betteraves, et la végétation s’est arrêtée.

Il y a des cultivateurs qui laissent les betteraves dans les champs ; ils creusent une fosse dans un terrain sec, et donnent au fond une légère pente pour faciliter l’écoulement des eaux. On remplit cette fosse de betteraves et on les recouvre d’un pied de terre, sur laquelle on place un lit de bruyère ou de genêt, afin que les eaux des pluies ne puissent pas s’y infiltrer. On peut garnir le fond et les côtés de la fosse d’une couche de paille ou de bruyère.

Au lieu de creuser des fosses, ce qui est toujours dispendieux, il suffit de former des tas de betteraves sur un sol sec, et de garnir les côtés et le sommet de couches de terre : on peut recouvrir le tout d’un toit semblable à celui dont je viens de parler.

Ce moyen de conservation doit être employé lorsqu’on n’a pas de magasin convenable, ou lorsqu’on manque en automne de moyens de transport suffisans.


SECTION II.


De l’extraction du sucre de betterave.


Je ne tracerai pas la marche pénible qu’on a été forcé de suivre avant d’arriver à des méthodes sûres et à des résultats certains ; je me bornerai à décrire les procédés les plus simples et les plus avantageux qu’on exécute en ce moment, et je prendrai mes exemples dans ma propre pratique, éclairée par douze années d’observations et d’expériences. J’ai successivement exécuté tous les procédés connus, j’ai tenté tous les moyens de perfectionnement qui ont été proposés : je suis parvenu à régulariser et à améliorer l’ensemble des opérations, et je ne décrirai que ce que j’ai éprouvé et constaté moi-même.


ARTICLE PREMIER.


De l’épluchement des betteraves.


Avant de soumettre les betteraves à la dent de la râpe, il faut les nettoyer de la terre qu’elles apportent des champs, en couper le collet, enlever les radicules qui sont sur la surface et séparer ce qui peut être pourri ou carié.

Dans plusieurs fabriques, on se borne à laver les betteraves mais cette opération ne peut pas être avantageusement pratiquée dans toutes les localités : c’est pour cette raison que j’ai renoncé à ce lavage préliminaire, et je n’en ai éprouvé aucun mauvais effet.

Huit femmes peuvent aisément éplucher dix milliers de betteraves par jour ; elles en préparent jusqu’à quinze et vingt milliers lorsque la racine est grosse et peu chargée de terre.


ARTICLE II.


Du râpage des betteraves.


La betterave bien nette est soumise à l’action d’une râpe, qui en déchire le tissu et le convertit en pulpe.

La râpe est mue par un manége ou par un cours d’eau. La rapidité de son mouvement doit être telle qu’elle fasse au moins quatre cents révolutions sur son axe par minute.

Les râpes que j’emploie sont des cylindres en tôle de vingt-quatre pouces de diamètre sur quinze de longueur, dont la surface est garnie de quatre-vingt-dix lames de fer armées de dents de scie, fixées par des écroux perpendiculairement à l’axe et placées dans la longueur du cylindre.

Les betteraves pressées contre la râpe par des femmes dont la main est munie d’un morceau de bois, sont à l’instant déchirées, et la pulpe se ramasse dans une caisse doublée de plomb placée au-dessous. La table sur laquelle on met les betteraves qui vont être broyées ne laisse qu’un faible intervalle entre elles et les dents des lames pour ne donner passage qu’à la pulpe.

Le râpage des betteraves doit être prompt, sans cela la pulpe se colore et brunit, la fermentation s’établit, et l’extraction du sucre en devient plus pénible. À l’aide de deux râpes mues par le même manège, je réduis en pulpe cinq milliers de betteraves en deux heures.

La pulpe ne doit contenir aucun morceau de betterave qui n’ait pas été déchiré.

L’action de la râpe ne peut point être remplacée par la compression ; les cellules des betteraves qui en contiennent le suc ont besoin d’être déchirées ; les presses les plus fortes ne peuvent extraire de la racine que quarante à cinquante pour cent de suc, tandis que la pulpe bien travaillée en fournit depuis soixante-quinze jusqu’à quatre-vingt.


ARTICLE III.


De l’extraction du suc.


À mesure que la pulpe tombe dans la caisse placée sous les râpes, on en remplit de petits sacs d’une toile forte, tissue avec de la ficelle ; on place ces sacs sur le plateau d’une bonne presse à vis de fer, et on leur fait subir une très-forte pression ; on desserre la presse, on change de place les sacs, on remue le marc qu’ils contiennent et on donne une seconde pression.

On peut soumettre la pulpe à la pression d’une presse à cylindre pour en extraire d’abord soixante pour cent de suc, et terminer ensuite l’opération par la presse à vis en fer ; mais cette dernière peut suffire à une exploitation de dix milliers de betteraves par jour.

Lorsqu’on a terminé l’opération, le marc doit être desséché, au point qu’en le serrant fortement dans la main elle n’en soit pas mouillée. Le suc qui découle de la presse se rend par des canaux de plomb dans une chaudière, où il subit une première préparation dont je parlerai tout-à-l’heure.

À défaut de presses à vis de fer, on peut employer un pressoir de vendange, une presse à levier ou à cylindre, etc.

Le travail de la presse doit se terminer à-peu-près en même temps que celui des râpes ; immédiatement après, on lave avec soin tout ce qui a été mouillé par le suc, pour se préparer à une nouvelle opération. Il est nécessaire d’entretenir la plus grande propreté dans l’atelier : sans cela, les râpes se rouillent, le suc s’altère, et le travail des chaudières devient difficile.

Le suc extrait de la betterave ne présente pas toujours le même degré de concentration ; cela varie depuis cinq jusqu’à dix degrés, selon la grosseur des racines, la nature du sol, et l’état de l’atmosphère pendant la végétation : les racines les plus volumineuses fournissent un suc moins concentré que les petites ; celles qui proviennent d’un sol sec et léger, et celles qui ont éprouvé des chaleurs continues et une grande sécheresse, donnent un suc qui marque jusqu’à onze degrés, mais il est peu abondant. Plus les sucs sont pesans, plus ils contiennent de sucre sous le même volume, et plus l’extraction est économique.


ARTICLE IV.


De la défécation du suc.


Du moment que la chaudière qui reçoit le suc que fournissent les presses est remplie au tiers, on allume le feu, et pendant que le suc continue à couler, on élève la chaleur jusqu’au soixante-cinquième degré de Réaumur[1].

Dans le temps que le suc s’échauffe et qu’on remplit la chaudière, on prépare un lait de chaux, en faisant fuser dans un baquet dix livres de chaux, sur laquelle on verse peu-à-peu de l’eau tiède[2].

Dès que la chaudière a reçu tout le suc et que la chaleur s’est élevée à soixante-cinq degrés, on y verse le lait de chaux, et on a l’attention d’agiter et de brasser en tout sens pour bien opérer le mélange. Après cette opération, on pousse le feu pour porter le liquide au degré de l’ébullition ; il se forme à la surface une couche d’écume épaisse et gluante ; et du moment qu’un premier bouillon ou des bulles qui se font jour à travers l’écume commencent à paraître à la surface, on éteint promptement le feu en jetant un seau d’eau dans le foyer. Alors la couche d’écume s’épaissit, se dessèche et durcit par le repos ; le suc se clarifie, il prend une légère teinte jaune, et lorsqu’il est devenu très-limpide et qu’on ne voit plus flotter ni grains de chaux ni flocons de mucilage, on enlève avec beaucoup de soin, à l’aide d’une écumoire, les écumes qu’on jette dans un baquet pour en exprimer ensuite les sucs qu’elles contiennent ; après cela, on ouvre le robinet supérieur et on fait couler dans la chaudière évaporatoire.

Il faut près d’une heure de repos pour que le suc se clarifie, et on ne doit commencer l’évaporation que lorsqu’il est parfaitement limpide.

Dès qu’on a fait couler tout le suc que peut fournir le robinet supérieur, on ouvre le second, et si le suc qui en provient est clair, on le mêle avec le premier ; si, au contraire, il est louche et chargé, on ferme le robinet pour lui donner le temps de se dépouiller et on ne l’emploie que vers la fin de l’évaporation.

Le dépôt qui se forme au fond de la chaudière rend troubles les dernières portions de suc mais du moment qu’on s’aperçoit du changement de couleur, on reçoit ce qui reste dans le baquet qui contient les écumes.

Le dépôt qui s’est formé au fond de la chaudière et les écumes sont exprimés à l’aide d’une presse à levier, d’une construction extrêmement simple et d’une manœuvre aussi facile que peu dispendieuse.

Sur un bloc de pierre carré dont les côtés ont trois pieds de diamètre, et dont la surface, légèrement inclinée, est creusée de cannelures profondes d’un pouce, qui se réunissent toutes en rayons à l’angle le moins élevé, je place un panier cylindrique d’osier ; les parois intérieures de ce panier sont recouvertes d’un sac de grosse toile, dont les bords se replient et tombent en dehors ; je verse le dépôt et les écumes dans ce sac, j’en ramène les bords au centre et je les lie avec une ficelle ; je place par-dessus un plateau de bois du diamètre de l’intérieur du panier, je le charge de quelques carrés de bois, qui débordent la partie supérieure et servent de point d’appui au levier. Le tout étant ainsi disposé, j’adapte le levier qui a quinze pieds de long ; il est fixé par une extrémité à un anneau que porte une barre de fer scellée à la pierre, et je charge l’autre bout avec des poids de fonte de vingt-cinq à cinquante kilogrammes, que j’augmente à volonté, de manière à obtenir une pression graduée, constante et aussi forte que je le désire. Le suc qui coule est reçu dans des baquets et versé dans la chaudière où se fait l’évaporation.

La dépuration du suc est la plus importante de toutes les opérations : si le suc n’est pas parfaitement dépouillé et clarifié, l’évaporation et les cuites sont longues et pénibles, le suc monte et se boursouffle dans les chaudières, le sucre cristallise mal et reste empâté de mélasse.

Le séjour prolongé du suc dans la chaudière dépuratoire ne suffit pas toujours pour que la chaux monte avec les écumes ou se précipite en dépôt ; il peut arriver que quelque précaution qu’on prenne, le suc conserve une couleur trouble, et dès-lors il ne faut pas s’attendre à de bons résultats : j’ai soigneusement recherché la cause de ces accidens ; j’ai essayé d’y remédier, et je ne rapporterai ici que ce qui me paraît suffisamment constaté par l’observation ou l’expérience.

Lorsqu’on travaille des betteraves qui ont trop fortement germé, ou qui sont pourries ou gelées en partie, la dépuration du suc se fait mal.

Lorsque l’opération des râpes et des presses est trop lente, et que le suc reste cinq à six heures avant d’être épuré, la décomposition commence à s’opérer et on ne peut pas obtenir de bons résultats.

Lorsqu’on néglige de laver soigneusement, après chaque opération, les râpes, les presses, les conduits, les chaudières, les sacs, les toiles, et en un mot tous les ustensiles qui ont été imprégnés de sucs, tout devient pénible et sans succès.

J’ai observé une fois que des betteraves emmagasinées dans une cave, où elles n’avaient ni gelé ni germé, travaillées dans les premiers jours du mois de mars, n’ont pas fourni de sucre ; elles paraissaient très-saines, mais un peu plus molles que celles que j’avais conservées dans des granges.

Si les premières opérations sont mal conduites, il en résulte constamment de mauvais effets. Je n’ai pu, à cet égard, que tracer la marche qu’on doit suivre pour les prévenir.

Les betteraves bien conservées peuvent être travaillées avec un égal succès depuis le commencement d’octobre jusqu’à la fin de mars.

Lorsque le suc est mal épuré, on peut verser dans la chaudière évaporatoire, un peu avant l’ébullition, une petite quantité d’acide sulfurique ; on remédiera par là au mal s’il provient d’une trop grande quantité de chaux qu’on aura employée ; mais ce moyen sera inutile si le vice est dans le suc altéré de la betterave.

On peut encore forcer la dose du charbon animal ; on est sûr, par ce moyen, de rendre l’évaporation et les cuites plus faciles ; mais si le suc est altéré on n’obtiendra que peu de sucre.

Dans l’opération de la défécation, la chaux se combine avec le principe mucilagineux de la betterave et neutralise l’acide malique qu’elle contient. Après cette opération, le suc pèse un degré à un degré et demi de moins qu’auparavant.


ARTICLE V.


De la concentration ou évaporation du suc dépuré.


Du moment que le fond de la chaudière évaporatoire est couvert de suc, on allume le feu et on porte à l’ébullition le plus promptement possible : le suc qui continue à couler de la chaudière défécatoire remplace ce qui s’échappe par l’évaporation.

Lorsque le suc bouillant marque de cinq à six degrés de concentration, on commence à y jeter du charbon animal, et on continue en augmentant la dose peu-à-peu, jusqu’à ce que le suc soit concentré au vingtième degré. On emploie, de cette manière, vingt-cinq kilogrammes de charbon par chaque opération de seize à dix-huit cents litres de suc.

Une fois qu’on est parvenu au vingtième degré de concentration, on soutient l’évaporation jusqu’à ce que le sirop bouillant marque vingt-sept à vingt-huit degrés au pèse-liqueur.

Ce sirop, mêlé avec le charbon animal, a besoin d’être filtré. Cette opération, exécutée par les procédés ordinaires, est très-longue et souvent impraticable : le refroidissement augmente la consistance du sirop de deux à trois degrés ; alors le charbon, très-divisé, bouche les pores des filtres, et la filtration s’arrête en très-peu de temps.

Pour obvier à ces inconvéniens, je place un grand panier d’osier sur une chaudière, je garnis son intérieur d’un sac de toile d’un égal diamètre, mais au plus d’environ deux pieds ; je verse dans le sac le suc épaissi : la filtration se fait très bien pendant quelques minutes ; mais lorsque le sirop s’épaissit par le refroidissement, elle devient plus lente et finirait par s’arrêter : alors je replie vers l’intérieur du panier les bords du sac, et je mets par-dessus un plateau de bois, que je charge graduellement de poids de fonte, pour opérer une pression convenable : la filtration est terminée en deux à trois heures.

Le charbon contenu dans le sac est lessivé à l’eau tiède, et ensuite exprimé à la presse à levier, pour en extraire tout le sirop qui y est contenu. Ces eaux de lavage sont réunies le lendemain, dans les chaudières évaporatoires, aux sucs dépurés préparés dans le jour.

La conversion du suc en sirop doit être faite le plus promptement possible ; lorsque l’évaporation est lente, la liqueur devient pâteuse, une partie du sucre se décompose et passe à l’état de mélasse, les cuites en deviennent plus difficiles : il faut donc conduire l’évaporation à gros bouillons, et pour cela il convient d’employer des chaudières larges et plates, de ne chauffer que des couches de liquide peu épaisses, et de construire les fourneaux de manière qu’ils chauffent bien et également, afin que l’ébullition ait lieu à-la-fois sur toute la masse du liquide. L’évaporation de seize cents litres de suc doit être terminée en quatre heures.

On reconnaît que l’opération est bonne et le suc bien préparé lorsque l’ébullition se fait sans que le liquide monte ou se boursouffle, lorsqu’il ne se forme à la surface que des écumes brunâtres dont les bulles disparaissent en un clin-d’œil toutes les fois qu’on les puise avec une cuiller, lorsqu’en frappant sur la liqueur on produit un bruit sec. Si au contraire il se forme des écumes blanchâtres, poisseuses, qui ne s’affaissent point, l’opération est mauvaise, l’évaporation est longue et la cuite difficile. Dans ce dernier cas on jette de temps en temps un peu de beurre sur la surface pour calmer l’effervescence, on augmente la dose du charbon animal, on ralentit le feu ; mais tous ces palliatifs ne corrigent pas le vice radical, et ces symptômes présagent toujours de mauvais résultats.


ARTICLE VI.


De la cuite des sirops.


Les sirops préparés la veille sont cuits le lendemain pour en extraire le sucre.

Les produits des deux opérations de cinq milliers de betteraves chacune, sont réunis dans une chaudière, d’où on les tire successivement pour en former quatre cuites.

On verse donc le quart de ces sirops dans une chaudière ronde, de quarante pouces de diamètre sur vingt pouces de profondeur, et on allume le feu. On porte à l’ébullition, qu’on entretient jusqu’à ce que l’opération soit terminée.

On juge que la cuite se fait bien :

1°. Lorsque le sirop bout sec, et que les bouillons, en rentrant dans la masse, produisent un bruit sensible ;

2°. Lorsqu’en frappant avec l’écumoire sur la surface du bain, on entend un bruit sec, comme si on frappait sur de la soie ;

3°. Lorsqu’en puisant de l’écume avec une cuiller, les bulles disparaissent à l’instant ; enfin la cuite a été parfaite toutes les fois qu’après qu’elle est terminée, la chaudière ne présente aucune trace de noir sur sa surface intérieure.

On reconnaît que la cuite est mauvaise et qu’on doit mal augurer de ses résultats aux signes suivans :

1°. Lorsqu’il se forme une écume épaisse, blanche et gluante à la surface du bain ;

2°. Lorsque la liqueur monte en écume et ne s’affaisse point ;

3°. Lorsqu’il s’échappe des bouffées d’une fumée âcre, qui annoncent que la cuite brûle.

On parvient à pallier ces accidens et à terminer la cuite :

1°. En enlevant les écumes à mesure qu’elles se forment ;

2°. En jetant dans la cuite de petits morceaux de beurre ;

3°. En agitant la liqueur avec une grande spatule ;

4°. En mêlant à la cuite un peu de charbon animal ;

5°. En modérant la chaleur.

Pour éviter une partie de ces accidens, je verse à grands flots le sirop dans la chaudière, et j’enlève l’écume blanchâtre qui se forme ; j’agite avec force trois ou quatre fois le sirop avant qu’il entre en ébullition, et j’écume chaque fois. Ces écumes sont mises dans un baquet, ainsi que celles qui se développent pendant tout le temps que dure la cuite ; on les traite ensuite à la presse à levier, et on lave le résidu pour en extraire tout ce qu’elles contiennent. Les sirops qui sont exprimés par la presse sont employés dans les cuites du lendemain et on verse les eaux de lavage dans les chaudières évaporatoires.

Lorsque les cuites s’annoncent mal, surtout lorsqu’on voit paraître ces bouffées de fumée piquantes, qui prouvent que la cuite brûle, il faut l’arrêter de suite, et traiter de nouveau les sirops avec le noir animal : dans ce cas, on les délaie avec de l’eau pour les faire tomber à dix-huit ou vingt degrés de concentration ; on y ajoute le charbon ; on chauffe, et on les porte à vingt-huit degrés par l’ébullition ; on filtre et l’on cuit. J’ai observé plusieurs fois que, par ce seul moyen, on pouvait rétablir en bonne qualité un mauvais sirop.

Je me suis beaucoup occupé de cette matière grasse, blanchâtre, onctueuse et collante, qui est presque inséparable des sirops, et qui, lorsqu’elle est abondante, ne permet d’amener aucune cuite à une heureuse fin : elle engraisse le sirop, elle s’attache aux parois des chaudières et noircit ; elle se détache des sirops à mesure qu’on les concentre, et ne permet plus de pouvoir en terminer la cuite.

J’ai observé que cette matière était d’autant plus abondante, que les betteraves ont plus germé, que la dépuration du suc a été plus imparfaite et l’évaporation plus lente. Le charbon animal en réduit singulièrement la quantité, et la fait même disparaître ou l’empêche de se former lorsqu’il est bien employé.

Cette matière, que j’ai eu occasion de ramasser souvent et en grande quantité pendant les premières années de mon exploitation, s’épaissit et durcit par le refroidissement ; elle est insoluble à l’eau et à l’alcool ; elle brûle en répandant une flamme blanche et inodore ; elle a tous les caractères de la cire végétale et n’en diffère en aucune manière.

La cuite est terminée lorsque le sirop bouillant a été porté à quarante-quatre ou quarante-cinq degrés de concentration : on reconnaît qu’il faut retirer la cuite de la chaudière aux signes suivans :

1°. On plonge l’écumoire dans le sirop bouillant, on la retire et on passe rapidement le pouce de la main droite sur la surface ; on manie entre le pouce et l’index la couche de sirop qu’on a emportée, jusqu’à ce que la chaleur soit tombée à la température de la peau, on sépare alors brusquement les deux doigts. Lorsque la cuite n’est pas à son terme, il ne se forme pas de filet dans l’intervalle des deux doigts. La cuite est bien avancée du moment que le filet se forme ; elle est terminée dès que le filet casse net, et que la partie supérieure se replie en spirale et qu’elle a la demi-transparence de la corne. Cette manière d’essayer les cuites est connue sous le nom de preuve.

2°. On juge encore qu’une cuite est terminée lorsque le sirop ne mouille plus les parois de la chaudière, et qu’en soufflant avec force sur une écumoire imprégnée de sirop, il s’échappe, par les trous de l’écumoire des bulles qui voltigent dans l’air comme de petites bulles de savon. Dès qu’on juge que la cuite est faite, on éteint le feu, et quelques minutes après, on la transporte dans un grand chaudron de cuivre qu’on appelle rafraîchissoir.

Le rafraîchissoir est placé dans une pièce de l’atelier voisine des chaudières ; sa capacité doit être suffisante pour recevoir le produit des quatre cuites qu’on y verse successivement.

Le refroidissement qu’éprouvent les cuites dans le rafraîchissoir ne tarde pas à opérer la cristallisation du sucre ; les cristaux se précipitent d’abord dans le fond, où ils forment une couche assez épaisse, mais sans cohérence ; peu-à-peu les parois se recouvrent de cristaux solides, et il se forme alors sur la surface une croûte de sucre, qui s’épaissit insensiblement.

C’est dans ce moment qu’on vide le rafraîchissoir pour emplir les formes où doit se terminer la cristallisation[3].

À l’aide d’une grande spatule on agite et brasse avec soin le produit des cuites contenu dans le rafraîchissoir, et lorsque le tout est bien mélangé, on verse peu-à-peu dans les formes et à plusieurs reprises dans chacune, en allant de l’une à l’autre de manière qu’on les remplisse toutes également ; on laisse un pouce d’intervalle entre les bords supérieurs de la forme et le sirop.

Dès que les formes sont remplies, on les porte dans la pièce la plus froide de l’atelier, pour faciliter la cristallisation[4].

À mesure que le refroidissement s’opère, la cristallisation continue sur les parois des formes et à la surface. Du moment que la croûte des cristaux a pris un peu de consistance, on perce cette couche avec une spatule de bois, et on agite l’intérieur en tout sens et avec soin pour ramener dans le centre les cristaux qui se sont déposés sur les parois. Cette opération terminée, on abandonne la cristallisation à elle-même.

Trois jours sont plus que suffisans pour que tous les cristaux soient formés[5].

On enlève alors les tampons qui bouchaient la pointe des formes, et on les place sur des pots de terre pour faire couler la mélasse[6].

Huit jours suffisent pour que les cristaux se dépouillent de la plus grande partie de la mélasse qui les empâte.

On porte alors les formes dans une pièce, où l’on entretient, par le moyen d’un poêle, une température constante de dix-huit à vingt degrés de Réaumur ; on les place sur de nouveaux pots, et on procède au lessivage du sucre qu’elles contiennent, pour en séparer une nouvelle partie de mélasse qui a refusé de couler : à cet effet, on brise et l’on égrène avec une lame de couteau la surface des pains, on l’unit avec soin, et on y verse sur chacun environ demi-livre d’un sirop blanc marquant vingt-sept à trente degrés[7]. Ce sirop pénètre dans le pain, délaie et entraîne la mélasse, parce qu’il est moins concentré de trois ou quatre degrés. Si on l’employait moins concentré, il dissoudrait le sucre, et plus épais, il l’empâterait. On renouvelle trois fois cette opération de deux en deux jours.

Après un mois de séjour dans cette étuve, on peut locher les pains ou les extraire de leurs formes ; ils sont secs et bien dépouillés de mélasse. On les empile dans un magasin, où on les conserve pour le raffinage.


ARTICLE VII.


De la cuite des mélasses et des sirops du lessivage.


Je mêle les mélasses que fournissent les sucres bruts ou de première cuite avec les sirops que j’ai fait filtrer sur les pains, et j’en opère la cuite. Les mélasses marquent trente-trois à trente-quatre degrés, les sirops trente et un à trente-deux et leur mélange trente-deux à trente-trois.

Je verse cent vingt à cent trente litres de ce mélange dans la chaudière, et lorsque la chaleur approche de l’ébullition, j’ajoute environ une livre de charbon animal, que je mêle avec soin dans le bain.

Ces cuites sont plus difficiles que celles qui fournissent le sucre brut, mais avec des soins et de la patience on en tire un bon parti. Ces cuites rendent au moins un sixième de la quantité de sucre qu’on a extraite par la première opération. Ce produit est assez important pour qu’on cuise les mélasses, au lieu de les conserver pour la distillation comme on le fait presque par-tout.

Si les mélasses de la betterave étaient de la même qualité que celles de la canne, on pourrait les vendre avec avantage ; mais elles ont un goût d’amertume qui les fait rejeter du commerce ; il faut donc les épuiser de leur sucre cristallisable et les employer ensuite à la distillation. La différence des produits en alcool est presque nulle dans les deux cas.

Au lieu de déposer les cuites des mélasses dans des formes, je les verse, jour par jour, dans des tonneaux défoncés par un bout que je remplis peu-à-peu. Le sucre cristallise à merveille dans ces vaisseaux et les remplit à moitié.

Lorsqu’on veut raffiner ces sucres, que j’appellerai sucres de mélasses pour les distinguer des sucres bruts de première cuite, on enlève la mélasse qui surnage le dépôt des cristaux et on donne issue à celle qui les empâte, en la faisant écouler par de très-petites ouvertures qu’on pratique avec une vrille au fond du tonneau et sur tout le pourtour.

Le sucre dépouillé de toute la mélasse qui peut s’écouler ne forme encore qu’une pâte grasse qu’on aurait bien de la peine à raffiner : je mets cette pâte dans des sacs de grosse toile et les exprime fortement sous la presse : le sucre ainsi purgé de mélasse a une couleur noire, mais la qualité en est excellente et le raffinage en est aussi facile que celui du meilleur sucre brut.

Lorsque les cuites du sucre brut tournent mal et que la cristallisation dans les formes est imparfaite ; en un mot, toutes les fois que les sucres sont gras, sirupeux et ne se dépouillent qu’imparfaitement de leur mélasse, il ne faut pas s’obstiner à les raffiner en cet état ; on doit les soumettre à la presse pour en exprimer toute la mélasse : dès ce moment, ils ne présenteront plus de difficulté pour les opérations du raffinage[8].


SECTION III.


Du raffinage du sucre de betterave.


Le raffinage du sucre de betterave est facile lorsque le sucre est très-sec, on doit donc donner tous ses soins aux premières opérations, pour le bien dépouiller de toute sa mélasse.

On peut réduire à deux toutes les opérations du raffinage, la clarification dans la chaudière et le blanchiment dans les formes.

Pour bien raffiner le sucre, il ne faut pas opérer à-la-fois sur de trop grandes quantités : j’ai constamment observé que lorsque je soumettais au même raffinage deux à trois milliers de sucre, les dernières cuites étaient plus grasses, et chaque opération moins parfaite que lorsque je ne travaillais que quatre cents kilogrammes à-la-fois[9] : c’est donc sur cette dernière quantité que je vais établir mes calculs.


ARTICLE PREMIER.


De la clarification.


On remplit d’eau, aux deux tiers, une chaudière de quatre à cinq pieds de diamètre sur vingt-deux pouces de profondeur, on y mêle moitié d’eau de chaux, et on y fait dissoudre à une légère chaleur, quatre cents kilogrammes de sucre brut.

Il faut que la dissolution ne marque pas plus de trente-deux degrés de concentration : si elle est plus forte, on l’affaiblit en y ajoutant de l’eau ; si elle est plus faible, on y fait dissoudre du sucre. La concentration à trente-deux degrés ne convient même que pour les sucres secs ; les sucres gras ne peuvent être portés qu’à vingt-neuf ou trente degrés : sans cela, la filtration est presque impossible.

On porte alors à l’ébullition, et lorsque le liquide est parvenu au soixante-cinquième degré de chaleur, on y ajoute quinze kilogrammes de charbon animal ; on brasse avec soin et à plusieurs reprises avec une spatule de bois, et, après une heure d’ébullition, on arrête le feu[10].

On filtre la dissolution bouillante à travers un tissu de gros drap, pour séparer le charbon, et lorsque la chaleur est tombée à quarante degrés, on jette dans la chaudière quarante blancs d’œufs, qu’on a délayés et fouettés dans quelques litres d’eau[11].

Dès que les blancs d’œufs sont dans le bain, on agite avec soin, et on continue à mouver jusqu’à ce que la chaleur soit parvenue à soixante-dix degrés. On cesse alors d’agiter, et on chauffe jusqu’au degré voisin de l’ébullition.

Au moment où le premier bouillon paraît, on éteint le feu, il se forme une couche d’écume épaisse à la surface, qu’on enlève après trois quarts d’heure de repos.

On filtre le bain chaud à travers un tissu de gros drap épais et serré : si le premier liquide qui passe n’est pas parfaitement clair, on le rejette sur le filtre, et on répète cette opération jusqu’à ce qu’on n’aperçoive flotter dans la liqueur aucun corpuscule, et qu’elle soit bien limpide.

Du moment que la liqueur est bien claire, on procède à la cuite, et on en forme cinq, à six avec le produit de la clarification.

À mesure que les cuites sont faites, on les verse, dans le rafraîchissoir et de là dans des formes de quatre, qui peuvent recevoir vingt livres ou dix kilogrammes chacune. Ces opérations sont conduites de la même manière que celles que j’ai décrites en parlant des sucres bruts, avec la seule différence qu’on mouve et agite à deux reprises le sucre contenu dans les formes avant qu’il soit pris en masse.

Trois jours après, on place les formes sur des oules ou pots, pour en faire couler la mélasse, et au bout de huit jours, on les dresse sur d’autres pots, pour travailler au blanchiment du sucre.


ARTICLE II.


Du blanchîment du sucre.


Les sucres clarifiés sont secs et d’une couleur jaune plus ou moins foncée, la saveur en est franche et douce.

Il ne s’agit plus que de les blanchir et de leur enlever le peu de sirop dont ils sont encore imprégnés. On peut parvenir à ce résultat par trois moyens, le terrage, l’alcool et les sirops.

1°. Le terrage est généralement employé dans les raffineries.

Lorsqu’on veut terrer les sucres, on prend de l’argile blanche, qu’on écrase et broie avec soin ; on la met dans un tonneau défoncé par un bout, garni d’un rang de robinets placés les uns sur les autres sur toute la hauteur ; on remplit le tonneau d’eau et l’on agite et remue la terre pour qu’elle s’imbibe et se lave bien : cette opération est répétée plusieurs fois. On fait couler les eaux de lavage dès que la terre s’est précipitée, et on en verse de nouvelle ; on agite de la même manière et l’on ne cesse de laver que lorsque l’eau n’est plus chargée d’aucune matière étrangère : alors on laisse agir l’eau sur l’argile, jusqu’à ce qu’elle soit bien divisée et qu’en la maniant dans la main on ne trouve plus de grumeaux.

Dans cet état, on fait couler toute l’eau ; l’argile se dessèche peu-à-peu, et lorsqu’elle a assez de consistante pour ne plus couler sur une planche lisse et légèrement inclinée, elle est bonne à être employée.

Avant de placer la terre anisi préparée sur les pains de sucre contenus dans les formes, on ratisse la surface du pain, on en enlève une couche, qu’on remplace par du sucre en poudre très-blanc, on tasse et unit avec soin, et l’on recouvre cde sucre d’une couche d’argile qu’on verse avec une cuiller.

L’eau que contient l’argile coule peu-à-peu sur la couche de sucre blanc ; elle le dissout et forme un sirop qui pénètre le pain de sucre, s’empare de sa couleur, et s’échappe par la pointe de la forme.

Peu-à-peu l’argile se dessèche, prend du retrait et ne fournit plus d’eau. Ces argiles desséchées sont mises dans le tonneau et préparées pour servir à de nouveaux terrages.

La partie supérieure des pains est blanchie par cette première opération ; mais lorsque le liquide sort coloré par la pointe de la forme, cm emploie un second terrage, et dans celui-ci on se borne à déposer l’argile sur le pain sans établir une couche intermédiaire de sucre blanc.

Le nombre des terrages varie suivant que les sucres sont plus ou moins gras ou plus ou moins chargés de couleur : deux suffisent ordinairement pour les sucres marchands ; mais il faut les répéter jusqu’à ce que le sirop coule blanc et sans nuance de jaune, ce qui en exige quelquefois trois.

Alors on renverse la forme, qu’on assied sur sa base, pour que le sirop blanc, qui mouille la pointe du pain, se répande dans la masse ; et au bout de huit à dix jours, on loche ou dépote les pains sont portés dans une étuve, où ils sèchent.

Le blanchiment par le terrage est sûr ; mais il a le très-grand inconvénient de convertir en sirop près d’un cinquième du sucre sur lequel on opère ; et lorsque les sucres sont gras ou que le grain en est très-fin, la conversion en sirop est bien plus considérable. Toutes les fois que j’ai à travailler des sucres de cette nature, je préfère les refondre et les dégraisser en les faisant bouillir avec du charbon animal.

En général, les sucres bruts de betteraves qu’on soumet au raffinage donnent en mélasse, ou sirop non couvert[12], entre un cinquième et un sixième de leur poids, et ils en perdent, par le terrage, au moins un quart.

Les sirops qui proviennent de ces diverses opérations sont cuits à l’ordinaire sans addition d’aucune matière étrangère, et le produit des cuites est versé du rafraîchissoir dans les demi-bâtardes où se fait la cristallisation. On obtient de grands pains de sucre du poids de dix à douze kilogrammes, qu’on appelle des lombs dans le commerce.

2°. On a essayé de remplacer le terrage par l’alcool (l’esprit de vin concentré). Cette méthode est fondée sur ce que l’alcool, très-spiritueux, dissout très-bien le principe colorant et n’agit pas sur le sucre.

J’ai suivi ce procédé pendant deux mois et je n’ai employé que l’alcool provenant de la distillation de mes mélasses.

Je me bornais à lessiver mes pains de sucre contenus dans les formes avec de l’alcool à trente-cinq degrés ; je couvrais les formes pour éviter la déperdition par l’évaporation : j’ajoutais de nouvel alcool, jusqu’à ce qu’il sortît bien clair par la pointe de la forme, et je distillais ensuite ce qui avait coulé dans le pot, pour l’employer à de nouvelles opérations.

J’ai abandonné ce procédé par les raisons suivantes :

1°. Quelques précautions que je prisse, je perdais demi-kilogramme d’alcool par pain de sucre de dix livres.

2°. Les pains de sucre, quoique bien séchés à l’étuve, conservent toujours une légère odeur, qui se développe plus sensiblement par le transport et par leur séjour dans le papier.

3°. Le prix de l’alcool concentré à ce degré rend le raffinage aussi dispendieux que par le terrage.

4°. De très-habiles chimistes proposent, chaque jour, de remplacer le terrage par l’emploi des sirops : la théorie accrédite cette opinion, mais l’expérience la combat.

D’abord, pour pouvoir employer avec succès des sirops, il faut qu’ils soient blancs, et dès-lors il est nécessaire de les former en saturant l’eau avec de beau sucre. L’eau qui se dégage de l’argile produit le même effet en traversant la couche de sucre blanc dont on a recouvert le pain : ainsi, il n’y a aucun avantage à faire usage des sirops, sous le rapport du sucre qui est employé dans l’opération, et il y a moins d’économie car la fabrication du sirop exige du temps, des appareils et du combustible[13], tandis qu’il se forme naturellement de lui-même par le terrage.

Cependant, comme la théorie est séduisante, j’ai essayé cette méthode sur cinq milliers de sucre, en voici le résultat :

J’ai préparé du sirop à trente degrés[14], j’en ai versé sur la surface unie des pains de dix livres, jusqu’à ce qu’elle en fût recouverte ; le lendemain, le sirop avait pénétré dans la masse et le sucre avait sensiblement blanchi : j’ai répété cette opération de quatre en quatre jours, jusqu’à ce que le sirop coulât clair par la pointe de la forme, ce qui n’est arrivé qu’au bout de vingt jours ; le blanchiment était alors terminé dans la plupart des pains, et je l’ai continué sur les autres pendant douze à vingt jours, en enlevant successivement ceux qui étaient finis.

Lorsque j’ai voulu locher les pains ou les retirer de leurs formes, ils sont presque tous venus par fragmens : le sucre était gras et sans consistance. Il m’a été impossible de le sécher, et j’ai été réduit à le refondre pour en faire du sucre royal. J’ai répété plusieurs fois cette opération, et j’ai constamment obtenu les mêmes résultats.

Il est évident qu’en suivant cette méthode une partie du sirop reste interposée entre les molécules du sucre, tandis que par le terrage le sirop se forme peu-à-peu, filtre insensiblement, se charge de la couleur, et coule en entier au dehors.

D’ailleurs, il m’a fallu deux fois plus de sucre pour former les sirops employés au blanchissage, qu’il n’en faut pour le terrage ordinaire.

Les nombreuses expériences que j’ai été dans le cas de faire depuis douze ans m’ont conduit à adopter un procédé qui me paraît plus avantageux qu’aucun de ceux dont je viens de parler. Je mets à tremper dans l’eau des rondelles coupées sur un drap grossier, de la nature de celles qu’on appelle calmoucks, et du diamètre de la base des pains de sucre ; j’exprime ces rondelles en les tordant à la main dès qu’elles sont imbibées, et je les applique avec soin sur la surface de la base des pains, que j’ai bien unie, après l’avoir brisée avec une lame de couteau ou avec le tranchant d’une petite truelle.

Vingt-quatre heures après, la surface du pain est blanche : je verse alors sur le drap environ une demi-livre de sirop couvert du dernier terrage ; ce sirop pénètre peu-à-peu le drap et filtre à travers le pain, dont il dissout et enlève le principe colorant.

Du moment que le sirop a filtré, j’humecte le drap en y aspergeant quelques gouttes d’eau, et le lendemain je verse encore une même quantité de sirop de terrage[15].

Cette première opération est terminée en cinq à six jours, après lesquels on laisse couler le sirop pendant quatre à cinq jours. Le pain de sucre a parfaitement blanchi, par ces lessivages, à quatre ou cinq pouces de profondeur ; il est encore un peu coloré au-dessous ; je termine le blanchiment par un léger terrage, que j’applique immédiatement sur le pain, sans couche intermédiaire de sucre étranger.

Lorsqu’on veut se borner à fabriquer de la cassonnade très-blanche, ou à former des sucres en cassons, on peut séparer et enlever successivement les couches blanches et continuer à blanchir de la même manière le reste du pain.

Par cette méthode, le blanchiment est plus prompt, la main d’œuvre est moins considérable, les inconvéniens de l’emploi des seuls sirops disparaissent, et on ne dissout presque plus de sucre déjà blanchi.

Pour apprécier tout l’avantage, qui résulte des opérations bien conduites, il faut savoir qu’en fondant et refondant continuellement le sucre, on en altère les qualités ; on l’amène d’abord au point de ne plus cristalliser, et ensuite à l’état de mélasse. Un sucre qui a passé trois ou quatre fois à la chaudière pour y subir un nombre égal de cuites, cristallise encore sur les parois des formes ; mais le milieu du pain se fige en une masse blanche, uniforme, qui a l’apparence du beurre figé, et n’a plus le goût franc du sucre ; cette masse refondue ne se solidifie plus, elle reste à l’état de mélasse.

Je dois faire observer que, dans les divers travaux qu’on exécute sur le sucre, on dénature souvent cette substance et qu’on lui fait éprouver une suite d’altérations ou de dégénérations successives, aussi constantes que régulières.

Nous venons de voir que lorsque le sucre a passé trois ou quatre fois à la chaudière, il perd la faculté de cristalliser, et qu’on trouve alors au milieu des pains une masse uniforme, de la consistance du beurre figé, qui n’a plus le goût franc du sucre en cristaux.

Cette masse, dissoute dans l’eau et concentrée par le feu, se réduit en mélasse ; et lorsque l’évaporation et la défécation du suc de betterave sont mal conduites, et que l’opération se prolonge au-delà du terme, presque tout le sucre se réduit en mélasse : alors la cuite des sirops est longue et difficile ; il se forme d’abondantes écumes blanches et poisseuses, qui, enlevées par l’écumoire, se figent par le refroidissement, et présentent tous les caractères de la cire végétale.

Une expérience suivie pendant douze années m’a constamment présenté ces résultats.

Je suis bien convaincu que, si on faisait évaporer les sucres dans le vide, on éviterait ces altérations ; je pense même que l’emploi du charbon animal ne produit ses bons effets qu’en s’opposant à l’action de l’oxigène de l’air sur le sucre, puisque, par le moyen du beurre, de la graisse et d’autres corps susceptibles d’une extrême division, on obtient à-peu-près les mêmes résultats ; mais il nous reste à trouver le secret de faire rétrograder cette décomposition et de transformer les mélasses en sucre : c’est ce que j’ai essayé sans succès.


SECTION IV.


De la distillation des mélasses.


Les mélasses de betterave, épuisées de leur sucre, n’ont point cette saveur franche que présentent celles de la canne, elles conservent un goût d’amertume qui ne permet pas de les employer à d’autres usages qu’à la distillation.

Le produit en mélasse est presque aussi considérable que le produit en sucre : chacune des grandes bâtardes dans lesquelles on a fait cristalliser le produit de la première cuite donne quarante livres de mélasse et quarante-cinq livres de sucre brut ou cassonnade. Ces quarante livres de mélasse recuites produisent trente-quatre livres de mélasse et six livres de sucre : ainsi on retire à-peu-près trente-quatre livres de mélasse et cinquante et une livres de sucre brut par les deux cuites.

Comme le sucre n’est pas encore pur, et que, pour le raffiner, on est forcé de le refondre, de le faire cristalliser, de le blanchir par les sirops et le terrage, on en extrait encore des mélasses et des sirops. Les mélasses coulent lorsqu’on met les formes sur les pots après la cristallisation du sucre brut ; les sirops se forment pendant le terrage ; ces sirops sont recuits pour en extraire tout le sucre qui a été dissous : les mélasses qu’ils fournissent sont mêlées aux premières et distillées.

Les mélasses épuisées par ces diverses opérations forment à-peu-près une quantité en poids égale à celle des sucres bruts.

Pour faire fermenter ces mélasses et les préparer à la distillation, je supposerai qu’on opère sur deux cents kilogrammes[16].

le verse donc deux cents kilogrammes de mélasse dans un cuvier, et j’y ajoute ensuite de l’eau jusqu’à ce que le mélange marque sept à huit degrés de concentration à l’aréomètre ou pèse-liqueur ; je brasse avec un soin extrême pour bien mélanger l’eau avec la mélasse ; le cuvier est placé dans une pièce de l’atelier, ou la température est constamment maintenue à vingt ou vingt-deux degrés par le moyen d’un poêle, et j’attends que le mélange soit porté à quinze ou à seize degrés avant d’y mettre le levain ou ferment.

Pour former le levain, qu’on a soin de préparer la veille du jour où l’on doit l’employer, je prends vingt-cinq livres de farine de seigle ; j’en forme une pâte avec de la mélasse ; je délaie ensuite cette pâte avec de l’eau bouillante, à laquelle j’ajoute un quart de mélasse pure ; on mélange peu-à-peu les deux liquides avec la farine, et on pétrit avec soin jusqu’à ce que la masse ait pris la consistance d’une bouillie : alors elle doit avoir vingt à vingt-cinq degrés de chaleur. Lorsqu’on forme ce levain pour la première opération, on y délaie encore un peu du levain de la bière ou de la farine de froment.

On couvre le baquet, on le met dans un endroit chaud, tel que celui où doit s’opérer la fermentation.

La pâte ne tarde pas à se gonfler, elle s’élève de six ou sept pouces dans le baquet ; et au bout de douze à quinze heures, on peut l’employer[17].

On verse peu-à-peu ce ferment dans le cuvier qui contient la mélasse, en ayant soin de brasser continuellement.

Après deux à trois heures de repos, la fermentation commence et elle continue pendant deux à trois jours.

La concentration du liquide diminue peu-à-peu et tombe à deux degrés à la fin de l’opération[18].

On procède de suite à la distillation, en ayant soin de faire passer la liqueur à travers un filtre de toile, au moment qu’on la verse dans la chaudière de l’alambic, pour retenir le farine et le son qui sont suspendus dans le liquide : sans cette précaution, la liqueur monte souvent pendant la distillation et passe dans le serpentin.

Lorsqu’on distille dans les alambics perfectionnés, le premier alcool qui passe marque trente-six degrés au pèse-liqueur ; il s’affaiblit peu-à-peu, et on continue jusqu’à ce qu’il ne marque que dix à douze degrés : alors on arrête l’opération.

Le mélange des produits forme une eau-de-vie de vingt-deux à vingt-cinq degrés.

Cette eau-de-vie a un arrière-goût d’amertume qui diminue son prix dans le commerce. Je suis parvenu à corriger ce goût en mêlant un kilogramme de charbon animal au liquide de chaque chauffe, qui est d’environ trois cent quatre-vingts litres : l’eau-de-vie obtenue par ce procédé diffère peu de celle du vin.

Je redistille presque toute l’eau-de-vie dans le même alambic à feu nu, en employant la même dose de charbon animal, et je la convertis en alcool à trente-quatre degrés. La vente en est plus facile et plus avantageuse, parce que ces qualités d’alcool sont recherchées par les fabricans de couleurs, qui les emploient à dissoudre les résines.

J’avais cru qu’il y aurait de l’avantage à lessiver le marc des betteraves, afin d’en mêler le suc avec la mélasse pour les faire fermenter ensemble ; mais l’expérience m’a détrompé : le suc fermente et la mélasse n’éprouve alors aucune décomposition, on la trouve en nature et sans altération dans la chaudière de l’alambic ; j’ai eu les mêmes résultats lorsque j’ai mêlé la mélasse avec le moût de raisin.

Deux cents kilogrammes de mélasse donnent, par la distillation, environ cinquante litres d’eau-de-vie à vingt-deux degrés.

Ces cinquante litres d’eau-de-vie produisent vingt-cinq litres d’alcool à trente-quatre degrés.

En calculant la dépense, on peut l’évaluer comme suit :

Un seul homme qui conduit toutes les opération et termine en un jour la distillation 
 1 fr. 50 c.
Dix kilogrammes de seigle 
 1 fr. »0 c.
Charbon de terre 
 3 fr. »0 c.
Charbon animal 
 » fr. 50 c.
——————
Total 
 6 fr. »0 c.
——————

La conversion de cette eau-de-vie en alcool à trente-quatre degrés coûte :

Journée d’ouvrier 
 1 fr. 50 c.
Charbon de terre 
 3 fr. »0 c.
Charbon animal 
 » fr. 50 c.
——————
Total 
 5 fr. »0 c.
——————

On voit que les bénéfices ne sont pas considérables ; mais la distillation donne un prix réel aux mélasses, qui sans cela n’en auraient aucun.


SECTION V.


Du produit d’une sucrerie[19].


Pour évaluer le produit d’une sucrerie, je supposerai qu’on opère chaque jour sur dix milliers ou cinq mille kilogrammes de betteraves ; mais comme les betteraves ne doivent être travaillées qu’après avoir été soigneusement épluchées, il y a à-peu-près déperdition d’un sixième par l’opération de l’épluchement : ainsi, pour travailler effectivement dix milliers de betteraves, il faut en employer douze et établir la dépense sur cette dernière quantité.

Les produits d’une sucrerie sont de deux genres le premier est formé par le sucre ; le second provient des mélasses, du marc et des épluchures des betteraves.


ARTICLE PREMIER.


Du produit en sucre.


La cuite des sirops provenant de l’exploitation de dix milliers de betteraves épluchées remplit huit formes bâtardes, dont chacune contient vingt-deux kilogrammes et demi de beau sucre brut ; ce qui fait 
 180 kilogr.
La cuite des mélasses provenant des huit grandes bâtardes fournit le sixième des sucres obtenus par la première opération 
 030 kilogr.
—————
Total du produit en sucre brut 
 210 kilogr.
—————

Ces deux cent dix kilogrammes de sucre brut produisent, au minimum, par le raffinage, 1o. quarante pour cent de très-beau sucre royal ; 2o. quinze pour cent de sucre de qualité inférieure provenant de la cuite des sirops et mélasses.

Total 
 55 p. 100.

D’après ce produit, qui est le terme moyen d’une exploitation suivie avec intelligence, on obtient donc :

En sucre de première qualité 
 084 kilogr.
En sucre de seconde qualité 
 030 kilogr.
——————
Total 
 114 kilogr.
——————


ARTICLE II.


Des produits accessoires.


Dix milliers de betteraves exploitées par jour produisent :

1°. En marc 
 1,250 kilog.
2°. En mélasse, environ 
 0,150 kilogr
3°. Épluchures de 12 milliers de betteraves 
 1,000 kilogr


ARTICLE III.


De la valeur des produits.


Quatre-vingt-quatre kilogrammes de sucre raffiné, belle qualité, à 2 fr. 50 cent. le kilogramme 
 210 fr. 0» c.
Trente kilogrammes sucre moyen à 2 fr. 25 cent. le kilogramme 
 067 fr. 50 c.
——————
Total 
 277 fr. 50 c.
——————

Pour donner une valeur aux produits accessoires de l’exploitation de dix milliers de betteraves, il faut la déduire du prix qu’ils ont dans le commerce ou de celui des objets qu’ils remplacent.

1°. J’ai évalué à deux milliers le poids des épluchures qu’on obtient de douze milliers de betteraves ; mais ces épluchures contiennent presque la moitié de leur poids en terre, et on ne peut les donner comme aliment qu’aux porcs : elles suffisent à la nourriture de vingt-cinq ou trente de ces animaux pendant tout le temps que dure l’exploitation des betteraves.

On peut en calculer la valeur à deux francs cinquante centimes.

2°. Le produit du marc est d’une tout autre importance.

Le marc forme une nourriture excellente pour les animaux, sur-tout pour les bêtes à cornes : les vaches et les brebis qui s’en nourrissent produisent beaucoup de lait.

Le marc contient environ soixante-quinze pour cent du principe nutritif de la betterave, puisqu’on n’a extrait de la racine que l’eau et environ neuf pour cent de sucre ou de mélasse. Cette nourriture n’a ni l’inconvénient des fourrages secs, qui tarissent le lait et obstruent le foie des bêtes à cornes, ni celui des fourrages verts et aqueux, qui leur donnent le dévoiement et produisent la pourriture.

Le marc se prépare en hiver, et c’est dans cette saison que les animaux éprouvent le plus grand besoin de cette espèce de nourriture.

Un kilogramme de marc et un quart de kilogramme de fourrage sec sont plus que suffisans pour bien nourrir une brebis mérinos lorsqu’elle allaite.

En n’établissant le prix du marc qu’à douze francs le millier, dix milliers de betteraves produisent chaque jour en marc une valeur de trente francs.

3°. Comme la mélasse n’a pas d’autre valeur que celle que lui donne la distillation, on ne peut la déterminer que par les produits de cette opération ; et comme le prix des eaux-de-vie varie beaucoup, il est impossible de fixer[20].

Je ne crois pas devoir porter la valeur des mélasses au-dessus de neuf francs les cinquante kilogrammes : dix milliers de betteraves en produisent cent trente kilogrammes, c’est donc un objet d’environ douze francs par jour.


Tableau des produits de l’exploitation de dix milliers de betteraves par jour.
Nature des produits. Poids Valeur.
1°. Sucre raffiné : 
1re. qualité. 0,084 kilog. 210 fr. 0» c.
2e. qualité. 0,030 kilog. 067 fr. 50 c.
2°. Épluchures 
1,000 kilog. 002 fr. 50 c.
3°. Marc 
1,250 kilog. 030 fr. 0» c.
4°. Mélasse 
0,130 kilog. 012 fr. 0» c.
Total 
2,494 kilog. 322 fr. 0» c.


Dans l’énumération des produits de la betterave, j’en ai négligé un qui a néanmoins quelque importance, c’est celui des feuilles. Dès le milieu du mois d’août, on peut commencer à couper les grosses feuilles pour en nourrir les bestiaux ; à l’époque de l’arrachement, quelque nombreux que soient les troupeaux de moutons, de vaches et de bœufs, ces animaux peuvent trouver dans les feuilles et les collets, qu’on laisse dans les champs une abondante nourriture pendant huit à dix jours.


SECTION VI.


De la dépense d’une sucrerie.


Il ne suffit pas de présenter des produits, il faut encore en évaluer la dépense et s’assurer que la fabrication du sucre de betterave peut être établie avec quelque avantage. Ici, comme dans la partie qui précède, je ne présenterai que le résultat de mon expérience.

Pour approprier un local à la fabrication de dix milliers de betteraves par jour, il faut dépenser vingt mille francs en ustensiles et usines.

Cette dépense se réduirait à seize mille francs si l’on pouvait disposer d’un cours d’eau établi et d’un pressoir de vendange[21].

1o. La culture des betteraves forme l’article principal des dépenses d’une sucrerie. En portant le millier à dix francs, on en établit le prix de manière qu’en aucun cas l’agriculteur ne peut être lésé[22].

Ainsi douze milliers de betteraves employés chaque jour à l’épluchement pour en avoir dix à soumettre à la râpe, coûtent 
 120 fr. 00 c.
2°. Épluchement de douze milliers de betteraves, à raison de soixante centimes le millier par abonnement 
 007 fr. 20 c.
3°. Salaire de huit femmes employées à servir les râpes, à transporter les betteraves, etc. à raison de soixante centimes par jour 
 004 fr. 80 c.
4°. Deux chevaux de la ferme et leur conducteur employés au manège 
 007 fr. 25 c.
5°. Deux hommes aux presses 
 002 fr. 50 c.
6°. Un surveillant des râpes et des presses 
 001 fr. 50 c.
7°. Deux hommes aux chaudières 
 002 fr. 50 c.
8°. Cinquante kilogrammes de charbon animal employé par jour 
 013 fr. 0» c.
9°. Consommation de charbon de terre[23] 
 025 fr. 0» c.
10°. Traitement par jour du chef raffineur 
 005 fr. 0» c.
11°. Traitement d’un sous-chef 
 002 fr. 25 c.
12°. Éclairage des ateliers 
 001 fr. 50 c.
——————
Total de la dépense par jour 
 192 fr. 50 c.
——————

Ces dépenses ne comprennent que celles d’un jour de travail ; et en supposant que l’exploitation des betteraves dure cent jours, la dépense s’élèvera à dix-neuf mille deux cent cinquante francs.

Après avoir terminé l’exploitation des betteraves et fabriqué le sucre brut, on renvoie tous les ouvriers, à l’exception du chef raffineur et du sous-chef, qui suffisent pour conduire les opérations du raffinage.

Les dépenses qu’entraîne cette dernière opération, qui dure jusqu’à l’automne, peuvent se réduire aux suivantes

1°. Traitement du raffineur 
 1,000 fr.
2°. Traitement du sous-chef 
 0,500 fr.
3°. Traitement d’un homme de peine 
 0,250 fr.
4°. Pour charbon animal 
 0,300 fr.
5°. Pour charbon de terre 
 0,700 fr.
6°. Pour blancs d’œufs 
 0,100 fr.
7°. Terre à blanchir 
 0,050 fr.
————
Total 
 2,900 fr.
————

À ces dépenses, il convient encore d’ajouter celles qui suivent :

1°. Pour intérêts de la mise de fonds employés à meubler l’atelier 
 1,200 fr.
2°. Pour remplacement et réparations aux ustensiles de tout genre 
 1,500 fr.
3°. Pour achats de toiles pour la presse, de draps pour les filtres et d’autres petits objets 
 0,700 fr.
————
Total 
 3,400 fr.
————


Ainsi les dépenses de toute nature occasionnées par l’exploitation réelle de douze cents milliers de betteraves s’élèvent à 
 25,500 fr.
J’ai déjà prouvé que le produit était par jour de 322, ce qui fait pour cent jours d’exploitation effective 
 32,200 fr.
————
La sucrerie laisserait donc un bénéfice de 
 6,650 fr.
————

Ces calculs sont rigoureux et déduits des résultats d’une exploitation bien conduite, ils ne peuvent que varier en raison des localités ; mais l’agriculteur éclairé verra que j’ai forcé en dépense et diminué en recette plusieurs articles. Il y a peu de pays en France où le charbon de terre soit aussi cher qu’en Touraine, où ma fabrique a été établie ; presque par-tout ailleurs, il y aurait une économie notable sur cet objet. Je n’estime le marc qu’à raison de douze francs le millier, tandis qu’il produit pour la nourriture des bestiaux, à peu de chose près, le même effet qu’un poids égal de fourrage sec. J’ai porté le prix des betteraves à dix francs le millier ; mais ce prix est au-dessus de ce qu’elles coûtent au propriétaire, sur-tout lorsqu’il sème le blé après l’arrachement. Je n’ai pas évalué les feuilles des betteraves, avec lesquelles on peut nourrir les animaux de la ferme depuis le 15 août jusqu’à la fin d’octobre.

Mais quel que soit l’avantage de cette exploitation, il ne faut jamais perdre de vue que la négligence ou l’incapacité apportées dans les opérations, et le peu de soin donné à la conservation des betteraves, peuvent occasionner des pertes dans une entreprise qui, au très-bas prix où j’établis les sucres, présente encore d’assez grands bénéfices entre les mains d’un homme intelligent.


SECTION VII.


Considérations générales.


Une expérience de douze années nous a acquis la preuve,

1°. Que le sucre extrait de la betterave ne différait en rien du sucre de canne, ni par la couleur, ni par la saveur, ni par le poids, ni par la cristallisation ;

2°. Que la fabrication du sucre de betterave pouvait concourir avantageusement avec celle du sucre de canne lorsque le prix de ce dernier est dans le commerce à un franc vingt centimes le demi-kilogramme[24].

Ces faits étant constatés et reconnus, on peut se demander si la fabrication du sucre de betterave serait avantageuse à l’agriculture.

La culture de la betterave ne nuit pas à la production d’un seul grain de froment, puisqu’on en fait une récolte intermédiaire et qu’on sème le blé immédiatement après avoir arraché les racines.

La récolte des blés est plus belle dans ces terres que dans les autres, parce que le sol a été ameubli par les betteraves, et nettoyé, par les sarclages, de toutes les herbes étrangères.

L’exploitation de dix milliers de betteraves par jour, met, par jour, à la disposition du propriétaire environ douze cent cinquante kilogrammes de marc, ce qui forme, pour la nourriture des bêtes à cornes, un fourrage plus précieux que tous les autres.

L’exploitation des betteraves se fait en hiver, et fournit du travail aux hommes et aux animaux de la ferme, qui, dans cette saison, sont trop souvent condamnés au repos.

Enfin, si un jour on parvenait à fabriquer assez de sucre de betterave pour fournir à la consommation de la France, on aurait doté l’agriculture d’une valeur de plus de quatre-vingts millions par année.

Pour faire prospérer les établissemens de sucre de betterave, il faut nécessairement les lier à une exploitation rurale ; ces sortes de fabriques sont déplacées dans une ville : l’achat des betteraves est plus onéreux que lorsqu’on les cultive soi-même ; le marc n’y a presque aucun emploi ; la main d’œuvre et le combustible y sont plus chers ; on n’y a pas, pour le travail, la ressource des animaux et des hommes attachés à la ferme.

Mais cette fabrication peut-elle se concilier avec l’intérêt qu’inspirent nos colonies ?

Cette question eût été difficile à résoudre avant la révolution : alors nos colonies fournissaient à notre consommation et présentaient un excédant de produits d’environ quatre-vingts millions de valeur que nous exportions à l’étranger, sur-tout dans le nord de l’Europe ; nous nous approvisionnions, en échange, de bois de construction, de fer, de cuivre, de chanvre, de suif, de goudron, etc. La perte de nos principales colonies a fait passer ce commerce important en d’autres mains, et les colonies qui nous restent ne suffisent pas pour fournir à notre consommation en sucre.

Le Gouvernement a aujourd’hui un double but à atteindre, celui d’améliorer le sort de nos colonies, et celui d’encourager la fabrication du sucre de betterave : il remplira l’un et l’autre en prohibant l’importation des sucres étrangers.

Alors les sucres de nos colonies trouveront chez nous un débouché avantageux, et les fabriques de sucre de betterave se multiplieront.

En supposant que les fabriques de sucre de betterave parvinssent un jour à fournir à la consommation de la France, nous pourrions alors reprendre notre commerce avec l’étranger par le moyen de notre sucre colonial ; et la France n’éprouverait plus ces privations de sucre ou ces variations de prix auxquelles donne lieu une guerre maritime.

Il est de fait que si le Gouvernement ne s’occupe pas sérieusement de cet objet si important, les colonies et les établissemens de sucre indigène n’acquerront jamais une grande prospérité, et l’une des plus belles conquêtes qu’on ait faites dans les temps modernes sera peut-être perdue pour la France.



  1. Je travaille dix milliers de betteraves par jour en deux opérations de cinq milliers chacune : la première commence à quatre heures du matin et la seconde à midi. La chaudière ronde qui reçoit le suc d’une opération a cinq pieds six pouces de diamètre et trois pieds huit pouces de profondeur ; j’ai une chaudière pour chaque opération. Chacune a deux robinets, dont l’un est placé tout-à-fait au fond et l’autre à cinq pouces au-dessus. Entre ces deux chaudières, il y en a deux plates, de la profondeur de quinze pouces et capables de recevoir chacune tout le suc d’une opération : c’est dans ces dernières que se fait l’évaporation ; les bords de ces quatre chaudières doivent être très-évasés pour recouvrir l’épaisseur du mur dans lequel elles sont enchâssées.

    J’ai placé mes râpes et mes presses au premier étage, afin de faire couler le suc dans les chaudières placées au rez-de-chaussée, par des canaux revêtus de plomb, sans aucun frais de transport et d’après ces dispositions j’ai pu élever assez les chaudières dépuratoires pour qu’en ouvrant leurs robinets le suc puisse couler dans les évaporatoires.

  2. Ma chaudière contient seize à dix-huit cents litres de suc, de sorte que j’emploie la chaux dans la proportion d’environ trois grammes.
  3. On emploie à cette opération : les formes qu’on connaît dans les raffineries sous le nom de grandes bâtardes. Ce sont de grands vases de terre cuite, coniques, percés d’une petite ouverture au sommet et pouvant contenir quarante-cinq kilogrammes du sirop des cuites. On les distingue dans les ateliers en grandes et petites bâtardes, en formes de deux, de trois et de quatre selon leur capacité. On les a remplacées dans plusieurs ateliers par des formes fabriquées avec des planches de bois résineux. M. Mathieu de Dombasle a proposé ce changement, qui peut être avantageux sous le rapport de l’économie dans les pays où ce bois est abondant.

    Avant de mettre le produit des cuites dans les formes, on les fait tremper dans l’eau, d’où on les retire peu de temps avant de les employer, pour les faire égoutter, ; on bouche avec de vieux linge l’ouverture de la pointe et on les dresse contre le mur pour recevoir la cuite.

  4. Les cuites provenant du travail de dix milliers de betteraves remplissent neuf grandes bâtardes lorsque les opérations ont été bien conduites. Chaque bâtarde contient quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix livres de sirop cuit.

    Lorsque les cuites sont lentes ou qu’on ne les fait pas sans interruption, on verse partiellement du rafraîchissoir dans les formes sans attendre le produit des dernières. Si on n’avait pas cette attention, la cristallisation se terminerait dans le rafraîchissoir, et tout le contenu ne formerait qu’une masse qu’on ne pourrait plus vider dans les formes pour faire couler les mélasses.

  5. On reconnaît que l’opération est bonne, 1°. lorsque la surface de la masse cristallisée est sèche, et qu’en y passant la main on ne la trouve ni humide ni poisseuse ;

    2°. Lorsque la croûte de la surface s’affaisse et se rompt dans le milieu : les raffineurs disent, dans ce cas, que le sucre fait la fontaine.

    3°. La couleur jaune des cristaux est en général un bon indice ; mais il est presque insignifiant pour le sucre de betterave, parce que la couleur a pu être noircie par le charbon animal lorsque la filtration des clairces ou sirops n’a pas été faite avec soin, mais le raffinage et la clarification font disparaître aisément cette couleur.

  6. Ces pots doivent avoir une capacité suffisante pour contenir dix-huit à vingt litres de mélasse.
  7. Ce sirop n’est qu’une portion du sirop préparé pour les cuites.
  8. Dans plusieurs établissemens de sucre de betterave, on a adopté l’usage des chaudières à bascule pour cuire les sirops ; elles ont l’avantage de concentrer promptement et de pouvoir être vidées en un moment ; mais elles ne conviennent que lorsqu’on opère sur des sucres secs peu chargés de mélasse, tels que ceux d’Amérique. Nos sucres de betteraves ne sont jamais aussi bien égouttés que ceux qui ont traversé les mers et ils exigent bien plus de soins dans les cuites. Ces chaudières me paraissent plus propres à brûler nos sirops que les anciennes, auxquelles j’ai toujours donné la préférence.
  9. Je n’ai pas pu me rendre raison de cette différence, mais elle est réelle ; elle provient peut-être de ce que ne pouvant pas terminer mes cuites dans le même jour, le sirop clarifié s’altère par son séjour dans la chaudière, ou peut-être de ce qu’il est plus difficile de soigner une grande masse de sirop qu’une plus petite, quoique les ingrédiens qu’on emploie soient en proportion de poids.
  10. La dose du charbon animal doit varier d’après la différence de qualité du sucre elle doit être moindre lorsque le sucre est sec, et plus forte lorsqu’il est gras.
  11. J’ai observé que les blancs d’œufs se coagulaient entre le quarante et le quarante-cinquième degré de chaleur au thermomètre de Réaumur, et j’ai pris ce terme pour procéder à la clarification. J’ai vu dans plusieurs ateliers qu’on ajoutait les blancs d’œufs au moment de l’ébullition ; mais alors ils se coagulent de suite, la clarification n’est que partielle, et les sucres sortent brunâtres. On est obligé de les redissoudre trois ou quatre fois avant d’obtenir la blancheur convenable ; ce qui entraîne beaucoup de dépenses et une grande perte de sucre.
  12. On appelle sirop non couvert la mélasse ou le sirop qui s’écoule du pain lorsqu’on le met sur l’oule après que la cristallisation est terminée, et on donne le nom de sirop couvert à celui que produit le terrage. Ce dernier est plus pur, moins coloré et de meilleur goût que le premier.
  13. Je dis combustible, parce qu’en se bornant à saturer l’eau par son séjour sur le sucre, elle n’en dissout pas assez à la température ordinaire de l’atmosphère, pour qu’elle n’en dissolve pas encore en filtrant à travers le sucre, de manière à acquérir trois ou quatre degrés de concentration de plus : c’est ce que j’ai constamment éprouvé.
  14. C’est le point auquel il faut le porter pour qu’il ne dissolve pas le sucre à froid.
  15. Je suppose que j’opère sur des formes de quatre, dont les pains de sucre pèsent cinq à six kilogrammes.
  16. J’opère ordinairement sur quatre cents kilogrammes. Les cuviers dans lesquels je fais fermenter contiennent deux mille deux cents litres de liquide.
  17. Avant de l’employer, on en prend environ le sixième, qu’on met dans un pot et qu’on garde pour servir de levain à la première préparation de ferment qu’on sera dans le cas de faire : de sorte que, dans les opérations subséquentes, au lieu d’employer vingt-cinq livres de farine on n’en emploie que vingt.
  18. Les corps étrangers au principe sucré qui se trouvent dans la betterave ne fermentent point et s’opposent à ce que la concentration descende au-dessous d’un degré et demi à deux degrés.
  19. Dans l’évaluation qui suit, j’ai eu constamment en vue de porter les produits et leur valeur au minimum et les dépenses au maximum.
  20. J’ai vendu l’alcool de mélasse à trente-cinq degrés, entre le prix de cent soixante francs et celui de cinq cents francs la pièce, depuis que mon établissement est formé.
  21. Je ne parle pas ici des constructions. Je suppose qu’il ne s’agit que d’approprier un bâtiment à la fabrication, ce qui se trouve presque par-tout.
  22. Si l’entrepreneur d’une sucrerie cultive lui-même ses betteraves et qu’il sème ses blés dans les champs immédiatement après l’arrachement, la dépense des labours préparatoires faits en hiver et au printemps et celle des fumiers et de leur transport peuvent être supportées en entier par les blés, et il ne reste à la charge des betteraves, qui forment une récolte intermédiaire, que les frais d’ensemencement, de sarclage, d’arrachement et de transport ; ce qui en diminue extrêmement le prix.

    En partant de cette base, on peut estimer aisément ce que coûte la betterave à l’agriculteur qui la cultive lui-même. Nous nous bornerons à évaluer sa dépense pour le produit d’un arpent :

    Achat de six livres de graine 
     006 fr.
    Ensemencement 
     012 fr.
    Deux sarclages 
     022 fr.
    Arrachement 
     020 fr.
    Transport 
     020 fr.
    Emmagasinage 
     003 fr.
    Valeur locative du terrain 
     040 fr.
    Impositions 
     010 fr.
    ———
    133 fr.
    ———

    En estimant le produit moyen à vingt milliers ; le millier coûte à l’agriculteur six francs soixante-cinq centimes. Les dépenses des labours et du fumier sont supportées par le blé, qu’on sème de suite après l’arrachement des betteraves, et les récoltes en blé sont supérieures à ce qu’elles seraient, si elles ne venaient pas à la suite de celle des betteraves, parce que la terre est bien ameublie et que les sarclages l’ont purgée de toutes les plantes étrangères.

  23. J’établis ce prix sur ma localité, qui est en Touraine, à deux cents lieues des mines ; il doit varier suivant les distances et les difficultés du transport.
  24. On objectera qu’on a versé dans le commerce du sucre de betterave de mauvaise qualité, je ne disconviens pas du fait ; mais cela prouve seulement qu’il était mal fabriqué. Depuis dix ans, le sucre qui sort de ma fabrique est livré à la consommation au même prix que celui de canne raffiné au même degré, et on n’a jamais reconnu la plus légère différence entre eux.

    On dira que la plupart des établissemens qui se sont formés ont été forcés d’abandonner la fabrication, après avoir éprouvé des pertes, c’est encore un fait que je ne puis pas contester ; mais je ferai observer que ce nouveau genre d’industrie exige, comme tous les autres, des connaissances, un apprentissage, des hommes instruits et habitués à des opérations analogues, et qu’il n’est pas étonnant que, par-tout, on n’ait pas pu réunir toutes ces qualités. Il est impossible de citer un genre d’industrie parmi ceux qui prospèrent, ou, dès le début, on soit arrivé à la perfection.