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Claude Paysan/014

La bibliothèque libre.
La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 68-71).


XIV


… Mais avec qui donc parler de Fernande ?

Toujours des interminables songeries dans la tête, toujours des monologues silencieux… et cependant tenir toutes ces choses bien secrètes, bien cachées au plus profond de sa pensée.

Fuir devant une silhouette de jeune fille, baisser ton regard devant le sien, prendre des chemins détournés pour éviter de la rencontrer et cependant toujours la voir, toujours lui répondre, toujours la poursuivre.

Si Claude pouvait tout dire au moins, avouer tout bas à quelqu’un ce tourment de son cœur ; mais non, pas même à son ami Jacques, à qui il raconte d’ordinaire tous ses secrets comme en confession…

Au lieu de ça, faire dévier tout-à-coup la conversation au moyen de réflexions intempestives pour qu’un nom, toujours à l’esprit, ne vienne pas jaillir subitement des lèvres… et pourtant vouloir tant le prononcer, ce nom.

Avec qui donc en parler, de Fernande ?…

Seulement avec p’tit Louis… p’tit Louis le garçon du voisin… p’tit Louis qui n’a que dix ans, lui, qui ne pénètre pas au fond des choses, et qui raconte à Claude tout ce qu’il sait.

Ce sont deux bons amis aussi ceux-là.

P’tit Louis ne s’imagine pas, par exemple, quand Claude le laisse monter dans sa charrette ou l’attire dans son canot, que c’est pour qu’il répète devant lui le nom de Fernande, afin qu’il puisse l’entendre ainsi sans honte ni malaise.

P’tit Louis ne remarque point le joyeux rayonnement qui nimbe le front de Claude quand il dit que Fernande est bonne et que tout le monde l’aime ; pas plus qu’il ne soupçonne la cause de sa pâleur soudaine, quand il lui parle naïvement du visiteur étranger si pâle, en complet gris, qu’il lui apprend son nom : Arthur…

— Arthur… qui ? avait demandé Claude, presque gêné, cette fois… à cause d’un air singulier qu’il s’imaginait remarquer sur la figure de son jeune ami…

Ça, p’tit Louis, ne le savait pas… seulement son père avait dit qu’il était bien riche… Il ne savait pas non plus où il demeurait. Et p’tit Louis indifférent à ces questions, achevait :

— Veux-tu me le montrer, Claude, le nid de grives… tu sais bien… dans les branches…

Non, Claude n’avait point le temps… Puis tout de suite il reprenait :

— Est-il parti… l’étranger ?…

— Il croyait bien que oui… avec Fernande. Il les avait vus tous deux s’en aller ensemble, par là-bas…

Et p’tit Louis, après avoir, avec son insouciance d’enfant, causé cette dernière blessure au cœur de son grand ami Claude, s’en était allé voir seul le nid de grives…

… Ce fut alors la première fois que Claude s’interrogea sérieusement. L’interrogatoire fut long, difficile, interrompu à tout propos par des révoltes intimes de ton cœur.

Il n’était pas fou à la fin, raisonnait-il, bien déterminé à se convaincre que réellement non, mille fois non, cette Fernande ne l’intéressait pas. Ensuite il changeait ses arguments ; ses dénégations devenaient moins positives… Quand ça serait, d’ailleurs, concluait-il finalement, personne ne le saura jamais.

… Oh ! oui, comme il s’en occupait peu de Fernande… seulement ce soir-là, comme un malfaiteur, tremblant au bruit des branches cassées sous ses pieds, il se surprenait à épier par les fenêtres les ombres qui s’agitaient dans la maison des Tissot.

Comment avait-il été attiré là ? Il ne le savait vraiment pas. En effet, il était sorti de chez lui, apparemment pour se rendre auprès de Jacques, — il l’avait même dit à sa mère, — puis après quelques pas sur la grande route, il était revenu machinalement. Maintenant voilà qu’il se trouvait sous les arbres qui entouraient la maison de Fernande.

On s’amusait beaucoup à l’intérieur. Il en jaillissait des rires joyeux, d’harmonieuses romances, des accords, coupés de temps en temps par le cri d’enfant de Fernande. Et cette joie du dedans rendait plus poignante la peine qui veillait dans l’ombre au dehors.

Oh ! toutes les choses navrantes, que ces rires-là lui entonnèrent dans les oreilles et qui lui firent en même temps verser, sans plus aucun contrôle possible sur lui-même, de grosses larmes tièdes qui se précipitaient… tombaient pressées sur ses joues, descendaient sur ses lèvres, sur ses mains.

Tout à coup, il cessa net, étouffant ses sanglots dans un mouvement, décidé et brusque de sa volonté contre lui-même ; on eût dit qu’il venait de broyer son cœur.

Il tira de sa poche un grand mouchoir pointillé rouge, s’essuya les yeux et repartit dans l’ombre.