Claude Paysan/015

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La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 72-78).


XV


… Pan — pan… pan — pan… pan — pan…

En automne tard, aux premières morsures du froid.

Ils étaient deux qui faisaient depuis le matin cette musique sourde de tambour martelé. L’un brun, l’autre blond ; l’un Claude, l’autre Jacques.

Pan — pan… pan — pan…

Tout vibrait et dansait dans la grange tant les coups drus et vigoureux de leurs fléaux s’abattaient avec force sur l’aire recouverte d’épis. Les grains de blé jaillissaient et se cognaient aux parois planchéiées des « batteries. » En même temps, à chaque coup, la paille, les foins accumulés en « tasseries » subissaient une brève secousse trépidante qui en faisait sourdre une fine poussière de pollen séché.

Les pauvres petits moineaux qui s’étaient tapis pour les jours froids de l’hiver menaçant, dans les jointures des chevrons du toit, se sentaient secoués par un choc persistant et venaient poindre, en voletant au-dessus des piles de foin, leurs têtes inquiètes, pour voir.

Ils jetaient des cris aigus, si drôles et si vifs, qu’on ne savait pas trop si c’en était de plaisir ou de détresse.

Sans cesser la cadence rythmée du battage, Jacques et Claude s’amusaient à les regarder voltiger. Parfois les moineaux s’approchaient peu à peu en sautillant, comme par envie de se passer sur ces bâtons luisants qui sillonnaient l’air de leurs angles rapides. Jacques aurait pu les saisir avec la main, mais il n’essayait pas, car il ne fallait point rompre le mouvement alternatif de la cadence.

Du train qu’ils y allaient… pan — pan… pan — pan ils auraient bientôt fini, nos deux gars.

Ils entassaient d’abord les épis en couches égales sur toute la surface sonore de l’aire, puis reculant pas à pas ils les frappaient hardiment de leurs fléaux, si vite levés, si vite rabattus. Et ils frappaient ainsi sans arrêt jusqu’à ce que tout fut égrené, haché par les coups répétés. L’airée finie, ils enlevaient la paille, raclaient le blé amassé comme des perles d’or sur les planches de la « batterie » et recommençaient.

Aujourd’hui Jacques était venu aider Claude ; demain, ce serait Claude qui irait. Ainsi, à deux, ils harmonisaient mieux la cadence.

Les fléaux se renvoyaient gaiement, en échos précipités, leurs sourds pan-pan, et à la longue, ça devenait comme un joyeux galop musical qui les tenait en mesure à deux temps et activait le buttage comme un accompagnement.

Des fois c’en était vraiment un… Pan — pan… pan — pan… et Jacques attaquait tout à coup quelques vieux airs du pays, d’anciennes chansons qui se conformaient mieux au rythme monotone des fléaux.

Le plus souvent c’était la mélopée écolière et si mélancolique, au refrain toujours repris de « Frère Jacques. » Elle s’adaptait si bien à la situation par l’air, par le nom, par l’espèce d’à propos des mots mêmes, que lorsque Jacques commençait, après un pan-pan d’attaque comme « l’une… d’eux » de l’orchestre, Claude reprenait tout naturellement à la suite, chantonnant, sans seulement briser le cours de ses pensées.


Frère Jacques !
Dormez-vous ?
Sonnez les matines,
Ding, dang, dong….


La balle volait, la poussière jaillissait de partout, brunissant le front trempé des batteurs, et les petits moineaux, enhardis par le bruit des chansons, lançaient plus fort leurs cris aigus dans les coins du toit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Frère Jacques !
Dormez-vous ?les matines,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Ensuite, ils s’étaient assis tous les deux, enfoncés jusqu’à la ceinture dans la paille. Un temps de repos entre les airées.

Tout à coup Jacques, avec sa mobilité brusque d’idées, son ton vite monté, sauvage et convaincu :

— Si cela enrichissait au moins, ces travaux fatigants et pénibles de la terre.

Claude le regardait doucement.

— Si cela nous enrichissait… mais non, toujours pauvres, toujours paysans… Que possèdes-tu, toi, Claude ?… un petit carré de terre, une humble cabane… moi, ça… et il désignait son fléau étendu sur la paille auprès de lui… Si nous le voulions, cependant…


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Du train qu’ils y allaient… pan — pan…
pan — pan ils auraient bientôt fini, nos deux gars…

Claude, toujours très doux, sans attendre la fin de la phrase, la connaissant d’avance pour l’avoir entendue déjà trop souvent :

— Mais, Jacques tu comprends bien que c’est impossible… Quitter ma mère !… Et qui sait, peut-être pour mourir là-bas, loin d’elle…

Oui, sa pauvre vieille mère, il y pensait tout de suite, quand Jacques lui confessait ses tentations de voyage et d’aventure… Peut-être pensait-il à quelqu’autre aussi… à Fernande… Peut-être y pensait-il en effet, car son front pâlissait toujours à ces moments-là maintenant.

— Nous reviendrons dans deux ans, insistait Jacques… dans un an, et nous en aurons de l’or, comme les riches… D’ailleurs j’en prendrais soin de ta mère, moi ; j’en prendrais soin jusqu’à ses derniers soirs… si tu mourais…

… Comme les riches… Claude avait répété tout bas cette phrase. Il entendait, sans le voir, Jacques qui reprenait :

— L’amour, la santé, la richesse, c’est tout ce qu’il y a de désirable sur la terre avec la franche poignée de main de l’amitié… Pourquoi ne point chercher à atteindre tout ça ?… Pourquoi les autres plutôt que nous ?… Nous ne sommes point faits d’ailleurs pour la vie que nous menons ; nous aspirons à autre chose… Avons-nous aimé une fois seulement ?… Pourquoi passons-nous si insouciants, sans même détourner la tête, parmi toutes les filles de notre condition ?…

Claude l’écoutait bien maintenant avec une certaine angoisse toutefois.

— Il y en a de jolies pourtant… continuait-il toujours… Louise Lortie, Berthe… Julie… Jeanne Lebrun… Moi, ce sont des filles, trop au-dessus de moi et que je n’aurai jamais, qui me plaisent… des demoiselles enfin… comme Fernande…

Emporté dans l’aveu plein de franchise de ses désirs ambitieux, Jacques avait nommé Fernande simplement comme il en aurait, nommé une autre. Mais Claude qui voyait sa poitrine se gonfler, se gonfler jusqu’à ne pouvoir plus respirer à l’énumération de noms que faisait son ami, craignait qu’à la mention de celui-là, un flot parti du cœur ne vint le trahir soudainement et il ressentait une angoisse affreuse l’envahir. En même temps, un brouillard vague, descendu devant ses yeux, troublait son esprit, fondait ensemble toutes les choses autour de lui, Jacques, les épis mûrs, les grandes solives en traverses, les rayures claires que faisaient les fentes des planches mal jointes de la charpente.

Heureusement, Jacques reprenait de nouveau :

— Oui, j’irai… C’est plus fort que moi ; je sens que j’irai un jour… seul alors. Je suis robuste comme deux, j’amasserai de l’or pour deux. Et je reviendrai ensuite te voir, Claude, pour partager.

Puis, gaiement, dans la mobilité de pensées qui lui était naturelle, il empoigna son fléau et se remit à battre avec vigueur.

Comme Claude, perdu dans son nuage, ne se joignait pas à la cadence, il entonna en parodiant :


Frère Claude !
Dormez-vous ?
Sonnez les matines,
Bing, bang, bong…


Alors les moineaux recommencèrent de crier, les grains de jaillir, les pailles de danser dans la grange.

Mais les vigoureux coups de fléau de Jacques n’offraient plus rien d’entraînant. Ils revenaient à trop longs intervalles, sans cadence, sans mesure, pan… pan… pan… martelés et tristes comme un glas.


Dormez-vous ?
Sonnez les matines…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Dehors, il y avait quelques rares petits brins de neige qui tombaient, si ténus, si légers, qu’ils flottaient presque dans l’air ; il y avait encore de lents attelages qui marchaient péniblement dans le grand chemin, cahotés… cric-crac… dans les ornières durcies ; et derrière un humble logis pointu, il y avait aussi une pauvre vieille mère, qui, dans ce commencement de crépuscule gris d’automne, ramassait des copeaux pour préparer le repas du soir.

Elle ne paraissait pas gaie, cette vieille mère.

… À la fin, Claude s’était relevé, comme étonné tout à coup, cherchait en secret à deviner les impressions intimes de Jacques ; il prit à son tour son fléau lentement, et compléta la cadence.

Cependant, il ne chantait plus…