Claude Paysan/016
XVI
… De nouveau l’hiver avec la neige blanche, la bise froide, les longs soirs tristes.
Depuis longtemps, dès avant les premiers jours ternes d’automne, elles s’étaient envolées toutes ensemble, les hirondelles, les feuilles jaunies et la douce Fernande.
Et depuis lors, entre la mère Julienne et Claude, il y avait moins d’abandon dans leurs épanchements, comme une espèce de gêne qui n’était sans doute pas de défiance, mais plutôt une vague sensation de peur réciproque d’éveiller certains soupçons toujours flottants.
Souvent ils auraient aimé à aborder différents sujets plus intimes, mais à chaque fois, par une mutuelle entente, ils s’accordaient au contraire à s’en éloigner, à l’idée d’un je ne sais quoi qui les détournait comme à l’approche d’un danger caché.
… Ah ! mais elle pleurait même ce soir-là, la mère de Claude.
… D’abord, ils s’étaient raconté diverses petites choses sur un ton qui devenait de plus en plus tendre. Ils paraissaient avoir envie de tout se dire, sans plus aucune arrière-pensée, et dans une effusion joyeuse, abandonnée, le nom de Fernande avait d’une manière imprévue jailli avec une louange des lèvres de la vieille Julienne…
… C’est vrai qu’elle pleurait…
Les broches rapides de son tricot s’étaient arrêtées. Sur elle, ses pauvres mains à grosses veines bleuâtres reposaient inertes, tenant encore les mailles dans une crispation inconsciente et son regard restait fixe, plongé loin, bien loin, à travers les murs, à travers la couche blanche de neige, à travers le sol… enfoncé jusque dans un lointain infini.
Elle voyait quelque chose dans cet infini confus : une jeune fille qui lui ressemblait et un jeune homme qui ressemblait à son vieux défunt Claude… une ressemblance de leur âge… d’amour, de leurs vingt ans, par exemple.
Et des ressouvenirs heureux de ce temps déjà si éloigné lui revenaient ; des scènes passées lui réapparaissaient. Elle se revoyait prise au cœur par l’attrait toujours charmeur de l’amour ; elle reconstruisait les châteaux qu’elle avait alors édifiés sous son mirage trompeur, et qui s’étaient ensuite écroulés, fondus, effacés ou transformés jusqu’à n’être plus en réalité qu’une pauvre chaumière.
Elle songeait comme elle l’avait aimé, son vieux Claude ; combien l’affection avait été réciproque entre ces deux enfants de paysans. De même classe, de même rang ; elle, joyeuse et naïve, n’écoutant que les symphonies dont son amour la berçait ; lui, follement enivré aux suaves effluves qui soufflaient sur son chemin ; tous deux heureux et rayonnants… Il n’y avait rien de bon comme ce souvenir… Puis, un beau matin de rosée et de soleil, à genoux devant les autels sacrés, ils s’étaient mis la main dans la main comme pour un enlacement éternel.
… Ce fut alors que ses yeux s’étaient mouillés et qu’il en était tombé de grosses larmes.
Son regard restait toujours profondément plongé sous terre, fixement. C’est qu’elle se représentait en même temps un autre Claude, qui était aussi à elle et qui aimait à son tour.
Elle s’imaginait toute l’angoisse et les tortures sans nombre qui devaient l’oppresser, celui-là… Car, mon Dieu ! serait-ce vrai, serait-il possible qu’il…
Elle achevait sa pensée dans un long soupir de détresse pénible.
Quel sombre rapprochement elle faisait alors dans sa tête, entre les illusions dorées qui l’avaient si délicieusement bercée, elle, à son âge d’amour, et les tortures qui devaient le ronger, lui son petit Claude, son enfant chéri.
Pour toute autre chose, oui, elle aurait pu le consoler. Dans son âme de mère, elle aurait inventé des caresses et des mots inconnus ; elle aurait mis son cœur près du sien, et s’il avait fallu pleurer, au moins elle aurait pleuré avec lui. Mais sa dignité comme sa conscience de mère lui défendait de toucher à ces sentiments intimes du cœur… Elle y voyait presqu’un sacrilège…
Sans pouvoir en prendre ouvertement sa part, il lui faudrait donc assister aux angoisses de son fils en témoin muet et impassible.
Alors, comme sous l’imminence d’un malheur affreux, elle s’était sentie glisser sur ses genoux, et là, écrasée comme pour demander grâce, elle laissait ses larmes couler sans plus aucune résistance.
Claude devina la cause soudaine de cette explosion de douleur, et accablé lui-même, ayant sur les lèvres l’aveu de tous les secrets débordants de son âme, il allait, malgré lui, tout confesser…
…Mais non… elle ne voulait pas savoir… la vieille mère…
Si son fils venait lui confirmer ce qu’elle soupçonne déjà tant, ce qu’elle a si peur de déjà trop comprendre…
Et avec un air suppliant, en vraie femme et en vraie mère qui craint de manquer de respect envers des sentiments sacrés, elle lui fermait les lèvres de sa main, l’empêchait de parler, désirant encore conserver un doute.
Claude, c’était bien son fils, mais c’était en même temps un homme…
Non, en vérité, elle ne voulait rien savoir… Et, essuyant ses larmes, elle s’en était allée, presque honteuse, se cacher derrière les rideaux de mousseline blanche de son lit.
Pauvre mère Julienne.
Claude aussi, s’était enfui… Oh ! content, celui-là, par exemple, content d’avoir échappé à l’aveu qu’il avait été sur le point de faire… car, qu’aurait-il dit à sa mère ? grand Dieu !…
…Mais, c’est donc vrai ? se demanda-t-il soudain dans un interrogatoire incisif et tranchant de sa conscience… Hélas !