Claude Paysan/028

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La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 128-135).


XXVIII


Vers dix heures, la vieille Julienne était partie…

C’est qu’elle ne pouvait plus résister à ce cri douloureux qui résonnait dans sa tête depuis le matin et qu’elle avait entendu de la bouche de son fils. Avec sa devination maternelle, elle comprenait quelle navrante et subite désillusion lui avait arraché ce cri désespéré à son réveil et elle était partie.

En chemin, elle se demandait comment elle allait lui dire cela, à Fernande. À grandes enjambées d’abord, elle n’avançait plus maintenant qu’à petits pas traînants et distraits.

Oui, comment lui apprendre que ce pauvre paysan, qui était son fils, l’aimait, elle, d’un amour fou et sans espoir, et elle cherchait d’avance des tournures de phrases. Elle ne parvenait pas toutefois à trouver de mots convenables ; ils exprimaient toujours les choses autrement qu’elle le souhaitait. Car elle ne songeait pas un instant à réveiller en retour l’amour de Fernande, non, c’était seulement sa consolante sympathie qu’elle désirait demander, ou plutôt qu’elle obtiendrait sans doute de son grand cœur sans qu’il soit même nécessaire de la lui demander.

À mesure qu’elle avançait, elle se sentait plus inquiète, plus oppressée, comme chargée d’un poids qui l’aurait écrasée, et elle soupirait péniblement.

C’était pourtant tout près, cette maison de Fernande ; de son perron elle en distinguait les moindres détails ; cependant, elle n’arrivait plus. Dans l’ombre courte de chaque arbre de la route, elle s’arrêtait pour se rafraîchir. Elle tirait son grand mouchoir à carreaux et s’essuyait le front, lentement, comme pour y effacer en même temps les traces de ses mauvais soucis.

Dès qu’elle se vit tout-à-coup en face de la maison, un mouvement d’hésitation profonde la saisit… elle n’osait plus continuer…

— Bonjour, mère Julienne…

Fernande qui l’avait vue, était accourue au devant d’elle et l’entraînait déjà.

Toute émue, la pauvre vieille s’était laissé faire machinalement, ne se sentant pas la force de dire la raison de sa visite. Elle ne savait même plus si elle devait s’asseoir, ni quoi faire de ses mains et de son mouchoir. Tout en fuyant le regard interrogateur de Fernande, elle cherchait une explication à sa présence.

En elle-même, elle songeait bien toujours à lui confier le secret de ses douleurs profondes… Oui, elle l’aurait prise dans ses bras et lui aurait tout dit comme elle avait pensé le dire avec des mots qui ne l’auraient pas offensée, mais attendrie… Mais, tout à coup, ce nom seul de demoiselle qui lui revenait… ces grands tableaux, ces candélabres, ces glaces qu’elle apercevait par l’enfilade des portes… ça l’intimidait trop… Non, elle ne pouvait plus.

Fernande attendait toujours qu’elle parlât, l’encourageant de sa parole et de son sourire pour la mettre à l’aise et l’amener à s’expliquer, mais vraiment la pauvre vieille ne le pouvait pas ; et, toute triste et honteuse, elle était déjà debout, se faufilait, se glissait vers la porte, se sentant ridicule et ayant, grande hâte de s’échapper.

Fernande, elle, voulait encore la retenir, intriguée de sa mine étrange et embarrassée…

Mais celle-ci, continuant de fuir : Non, vous viendrez vous-même plutôt… voulez-vous, mademoiselle ?

Et la mère Julienne, comme sortie d’une fournaise, s’était tout de suite sauvée en s’éventant de son grand mouchoir.

— Qu’est-ce qu’elle a donc ? s’était alors murmuré Fernande… Elle venait de remarquer l’expression triste et bouleversée de sa figure et elle en était restée troublée, elle aussi, se demandant quel pouvait être le drame secret qui se passait dans l’âme de la pauvre vieille… — Ce doit être à propos de Claude… Ceci lui était venu naturellement à l’esprit, car elle savait que les mères n’ont autant de peine que quand ça touche à leurs enfants… Lui aurait-il fait du chagrin ?… elle n’osait le croire, le sachant d’habitude si bon pour elle, si dévoué… Mais quoi alors ?… Pourquoi cet accablement douloureux ?…

À part ça, elle ne voyait rien… Peut-être parce qu’elle était pauvre ?… Mon Dieu, pourtant, elle devait bien savoir qu’on ne la laisserait jamais avoir de la misère…

… Oui, sans doute, elle irait… Elle prendrait sa défense, s’il y avait lieu, contre qui que ce soit, contre tout le monde, contre Claude surtout s’il avait, osé la chagriner par sa faute… Une si bonne vieille mère, qui se sacrifiait constamment pour lui… Elle saurait bien la consoler… Elle l’amènerait plutôt avec elle… Mais au fond elle ne pouvait pas se résoudre à croire que Claude lui eut volontairement fait de la peine et son esprit cherchait toujours autre chose sans trouver.

Alors, dans sa hâte d’aller la consoler, elle s’était tout de suite acheminée, à grands pas, vers son humble chaumière.

Elle ne voulait pas tarder, lui laisser plus longtemps sur la conscience ce poids qu’elle se crevait capable d’enlever… Peut-être même que ce n’était que des imaginations de la pauvre vieille…

… En la voyant venir, la mère Julienne s’était de nouveau mise à trembler… Jamais elle ne trouverait les mots pour lui apprendre la passion folle de son fils, et elle regrettait maintenant de l’avoir invitée…

Mais, dès qu’elle la vit entrer, qu’elle reconnut sur sa figure le reflet si sympathique de la prévenante tendresse qui l’animait, elle lui sauta au cou dans un élan inconscient de son âme et se mit à pleurer comme un enfant sans rien dire, entre ses bras ; et ses larmes tombaient, coulaient pressées dans les rides de ses joues.

Fernande ne s’attendait pas à une telle explosion de douleur et elle restait toute interdite… Tous les raisonnements qu’elle avait préparés en route s’étaient évanouis… Des larmes de vieille femme, c’est si navrant de les voir couler… celles-ci paraissaient si amères, annonçaient un abîme si insondable de suprême douleur…

— Allons, mère Julienne, consolez-vous… il ne faut pas pleurer comme ça… Elle le lui demandait presqu’en grâce.

Mais elle ne répondait rien, la pauvre.

À la fin, elle se décida :

— C’est mon Claude… mon Claude… soupirait-elle. C’est mon Claude… mon cher Claude…

Elle ne sanglotait que ces mots sur l’épaule de Fernande.

— … Claude, justement lui, pensait celle-ci… elle avait bien deviné… elle s’en doutait… et en elle-même elle s’indignait déjà contre ce garçon méchant qui faisait ainsi pleurer sa mère… Il verrait, ce cœur dur, ce qu’elle lui dirait…

— C’est mon Claude, reprenait la vieille Julienne, c’est mon Claude qui… aime une jeune fille… qui, elle, ne l’aime pas, le pauvre malheureux…

— Ah !… c’était ça…

Fernande, dans la naïve sincérité de son grand cœur de vingt ans, s’était tout de suite représenté cette torture-là, d’aimer sans retour… mais elle comprenait aussi l’intensité de cette autre souffrance qui tourmentait la vieille Julienne et l’étreignait dans ses instincts de mère.

Alors elle la pressait contre elle, lui murmurait des mots de touchante consolation. — Peut-être qu’elle s’imaginait cela… Claude lui avait-il avoué son funeste amour, au moins ?

… — S’il lui avait avoué ?… non, mais elle le voyait bien dans chacune de ses paroles, dans chacune de ses actions, dans chacun des plis de son front.

— Et depuis quand cet amour, demandait Fernande… elle ne s’en était jamais aperçue, elle, n’en avait jamais même entendu parler… — Non, mère Julienne, il ne faut pas se faire du chagrin sans savoir… vous devez vous tromper.

— Se tromper ?… Douter ?… elle ne demanderait pas mieux ; douter, ce serait encore espérer… C’est depuis… depuis la mort de son père… Mon Dieu ! je les ai alors perdus tous les deux… Car, ce n’est plus mon ancien Claude qui me reste… c’est un autre, qui ne pense plus à moi, que je vois pleurer et dont je ne puis seulement pas essuyer les larmes…

— C’est donc bien vrai, alors ?… Et on ne l’aimait pas ?… Pauvre garçon, si ce n’était pas trop pénible… Elle se les expliquait bien maintenant leurs souffrances.

— Si je pouvais espérer au moins, reprenait tout bas la vieille… si je pouvais espérer…

— Mais il est si bon, répliquait Fernande, que probablement elle se laissera toucher et qu’elle l’aimera à la fin, cette jeune fille, si elle est bonne aussi… C’est arrivé souvent, mère Julienne… En même temps elle lui faisait des caresses naïves de petite mère, lissait les cheveux blancs de son front… Il lui semblait qu’elle l’aurait caressé aussi, ce malheureux Claude, s’il avait été là…

— Non, pas celle-là, mademoiselle — Pas celle-là, jamais, c’est impossible…

Fernande s’était dégagée dans une révolte subite et spontanée de son cœur :

— Pas celle-là ?.. — Mais c’est donc une sans âme, pour que vous la jugiez de la sorte, pour que vous la jugiez susceptible d’aucun sentiment de généreuse pitié !… Et elle est ainsi faite, ah ! ne pleurez pas… elle ne viendrait peut-être qu’aggraver le malheur de votre fils et le vôtre…

— Elle n’est pas sans âme, ciel ! non… mais c’est impossible…

— Son cœur serait-il déjà pris ailleurs ?… oh ! alors, s’il en était ainsi, il faudrait bien songer à l’autre jeune homme, qui l’aime lui aussi, n’est-ce pas, et sacrifier vos souffrances à votre devoir…

— Mon Dieu ! mademoiselle Fernande… criait-elle dans une explosion nouvelle de larmes. Pourquoi vous ai-je donc parlé de toutes ces choses ?… à vous, une étrangère… Si Claude le savait…

— Comme je suis heureuse et fière au contraire de cette marque de confiance et comme je sympathise avec votre douleur…

— Mademoiselle Fernande. Ah ! mon Dieu ! si vous saviez tout…

Et, en l’enveloppant jusqu’au fond de l’âme d’un long regard suppliant, elle s’était lourdement jetée à genoux devant une petite croix sans Christ suspendue aux murs du pauvre logis.

Elle avait mis tant d’émotion et de détresse dans ce cri navrant, comme pour appeler au secours, que Fernande en fut toute bouleversée. Une idée lui venait tout à coup. À son tour elle s’était mise à la regarder, à l’examiner, à l’interroger profondément des yeux ; à mesure sa respiration haletait, sa figure devenait de plus en plus angoissée. Et au cri d’agonie de la vieille Julienne, Fernande répondait bientôt par une exclamation de pitoyable douleur………

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Elles étaient maintenant deux, qui s’embrassaient, qui pleuraient, qui priaient à genoux l’une près de l’autre, devant la pauvre petite croix sans Christ.