Claude Paysan/029
XXIX
On était de nouveau en septembre…
Septembre, ce n’est pas encore l’automne vrai, mais c’est déjà l’éclosion lente et graduelle des teintes dorées que prend à cette époque la végétation toute entière. Ce sont les ombres plus longues à cause du soleil qui se tient moins haut, qui se tient plus penché dans son ciel. Ce sont les fenêtres plus tôt et plus longtemps allumées aux grands rayons en flèches du couchant.
Les feuilles commencent à se détacher, les hirondelles commencent à fuir comme à la menace de quelque chose de méchant qui va venir.
Par contre, à cette saison de septembre, les grains qui sont tous en complète maturité donnent aux plaines et aux coteaux des aspects de merveilleuse beauté. Oh ! si l’on pouvait laisser à la terre ces teintes superbes, rousses, dorées ou argentées, dont elle se maquille.
Mais, au contraire, c’est justement l’époque que le paysan choisit pour la raser avec sa longue faux luisante, la tondre de sa véritable toison d’or…
Il lui faut même se hâter, flairer le vent et les orages qui menacent ; il lui faut prévoir les bourrasques terribles et la grêle dont les nuages se tassent parfois si subitement à l’horizon en masses noirâtres et sinistres.
… On était en septembre.
Un voisin qui le croisait ce matin-là lui avait dit en le saluant du haut de sa lourde charrette :
— Quelle belle journée pour la moisson… hein ? Claude !…
Et Claude avait répondu, sa faux sur le dos :
— Bien belle en effet ; je m’en vais en profiter pour abattre ma pièce de blé.
… Dans son champ, il avait trouvé les cigales qui chantaient, qui chantaient.
Et, tout guilleret, penché en avant, presque plié en deux sous l’effort, il s’était mis à faucher à grands coups rapides. Tout d’abord, dans un mouvement balancé de son corps, il allongeait loin les bras pour mieux atteindre les épis, puis, — avec un han ! profond dont il semblait vouloir s’aider — il ramenait sa longue faux à travers. Et les épis fauchés tombaient.
Sur le coup, ça ne se voyait guère, car les tiges, secouées en tous sens comme par un vent qui serait venu en dessous, restaient encore droites et immobiles un moment, ne sachant sur quel côté se jeter. Mais, bientôt, elles s’inclinaient en vagues, se penchaient, se tassaient sur le sol.
La faux les abattait ainsi par larges croissants qu’elle enlevait à l’emporte-pièce à même les champs de grain.
Malgré la sueur et la fatigue, Claude se hâtait. Depuis le matin, il fauchait sans relâche, presque sans lever la tête.
Quoique beau le ciel avait été, pendant la calme matinée sans vent ni brise, d’une lourdeur de plomb, et maintenant il arrivait de petites rafales qui jetaient de la fraîcheur dans l’air et faisaient du bien aux faucheurs.
Bientôt cependant une rafale plus froide qui fit presque frissonner Claude l’arrêta dans son travail. Il leva un instant la tête, le nez au vent, comme pour voir et pour humer…
Et il se remit à abattre de nouveaux andains. Ça paraissait toutefois l’inquiéter, ces courants froids qui agitaient régulièrement les épis en ondulations folles autour de lui… cette lumière d’éclipse qui décolorait graduellement les champs… Il regarda encore l’horizon.
La pluie, c’est, à l’époque des moissons, l’ennemie des paysans. Ceux-ci s’en défient comme d’un malheur… — Claude s’était arrêté tout à fait en face de la menace sinistre qui s’accusait de plus en plus dans le ciel. Déjà, il voyait comme des nuages de fumée qui s’échappaient du firmament lointain.
Il mit alors sa faux sur son épaule et redescendit de son champ, tout triste maintenant de s’être tant hâté de couper son blé.
À présent, il distinguait là-bas des montagnes grises qui s’empilaient, s’entassaient, grimpaient les unes sur les autres. En même temps, c’étaient des bavures blanches qui se traînaient sur la crête des embruns verdâtres du Richelieu…
En arrivant il trouva sa mère en frais de clore bien juste les volets rouges de leur petit logis. Elle avait bien vu l’espèce de patine qui se plaquait sur les eaux et les teintes plombées de l’horizon annonçant l’orage imminent.
— Et ton blé ?… mon pauvre Claude !… lui dit-elle avec un accent de résignation touchante.
Celui-ci n’eût qu’un mouvement soumis d’épaules, en homme que le malheur n’étonne plus.
… Il s’était fait une profonde accalmie. Les rafales, cessées tout à coup faisaient place à quelque chose qui soufflait doucement dans l’air, comme des haleines froides. Les feuilles, légèrement, très légèrement agitées, pendaient en frissonnant frileusement le long des branches. Les flots du Richelieu aussi s’étaient immobilisés dans tout ce calme comme du plomb figé.
En haut, par exemple, de grands nuages gris se démenaient, roulaient, dégringolaient, se culbutaient en tous sens, et, dans leur approche continuelle, ils assombrissaient tout, donnaient aux choses d’en bas des teintes d’une lividité blafarde.
Et de nouveau le vent reprenait en bourrasques soudaines qui chassaient furieusement la poussière et les feuilles, faisaient siffler les arbres.
De larges gouttes d’eau commençaient aussi à tomber, d’abord espacée, puis de plus en plus drues, en faisant des taches grises sur les madriers du perron. En même temps des flamboiements rapides jetaient des éclairs fauves qui creusaient d’éblouissantes fissures dans les nuages.
La mère Julienne, devant cette horreur des éléments, était allée chercher une bouteille d’eau bénite. En ayant aspergé l’intérieur du logis, elle s’était signée avec ferveur ; Claude aussi avait fait un grand signe de croix de croyant. Et immobiles tous deux, sans rien dire, ils regardaient se déchaîner l’orage.
Toujours de plus en plus terribles les rafales, la pluie et les éclairs. La maisonnette furieusement secouée craquait comme si le toit allait s’abattre ; les éclairs farouches se glissaient sinistrement entre les volets ; l’eau coulait déjà en fusant le long des planches ; mais en dehors c’était encore plus affreux. En un clin d’œil, des cours d’eau, creusés ça et là à travers les pièces de grains, charriaient à la rivière les épis fauchés ou arrachés.
De temps en temps, les sifflements, le fracas assourdissant de la tempête, le martèlement de la pluie, ralentissaient jusqu’à presque cesser comme pour prendre haleine et, tout de suite, dans un raffinement de rage inassouvie, ça reprenait, ça augmentait, hurlant, frappant, secouant.
Tout à coup, dans une transition brusque, le vacarme d’enfer s’était accru d’un accompagnement grêle et étourdissant. C’était comme si le vent eut agité dans l’air des millions de milliasses de castagnettes… Et il faisait très froid.
Claude s’était levé, puis la vieille Julienne, lentement, comme dans une peur de regarder. Les castagnettes continuaient leur train de diable. Alors ils virent quelque chose de navrant.
Partout dans les champs, sur les coteaux, les épis tombaient écrasés, aplatis, croisant leurs tiges brisées sur le sol. Les gros grêlons, plus rapides, plus pressés, se précipitaient, se ruaient avec une haine folle de tout cribler et détruire. Les grains de blé, d’avoine, les pauvres petits grains dorés, tout trempés et salis de vase s’éparpillaient sous les coups répétés.
Et de leur beau champ, dont ils étaient si fiers, en un instant ravagé, haché par la grêle, ils n’en voyaient déjà plus que les pailles enfoncées dans la boue.
Ce déchaînement de la nature entière n’avait duré qu’un moment, mais il avait réussi à ravager le sol jusque dans ses racines ; comme un coup de faux terrible qui aurait tout rasé, coupé, haché… La moisson fauchée et battue dans un clin d’œil ; le sol labouré et prêt pour les prochaines semailles.
Déjà le calme revenait, un calme ironique et sans cœur. Les nuages fuyaient en se tordant sur eux-mêmes, lâchement ; et des rayons de soleil glauques, jaunâtres, bigarrés par les restes de vapeur qui flottaient, se hâtaient de venir éclairer ce désastre.
Les grêlons aussi ajoutaient des scintillements hypocrites comme pour mieux faire reluire cette sinistre dévastation de tout…
… Claude et sa mère, debout, immobiles sur le perron, cherchaient dans la lente tombée du jour à énumérer la longue suite de malheurs qui les avait tour à tour frappés. Il restait celui-là à ajouter…
… À la fin, sans aucune colère contre cet acharnement du destin, avec une douleur résignée plutôt, la vieille Julienne s’était mise à réciter tout bas son chapelet…