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Contes des mers du sud/2

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Contes des mers du sudHachette (p. 54-88).

LE PAIEN

C’est au cours d’une effroyable tempête, lorsque la goélette qui nous portait se fut fracassée sous nos pieds, que nous liâmes tous deux connaissance,

L’homme faisait partie de l’équipage de Canaques de la goélette française, la Petite-Jeanne, et, jusque-là, je ne l’avais pas, je l’avoue, particulièrement remarqué.

Cette Petite-Jeanne était ridiculement surchargée. Elle ne jaugeait que soixante-dix tonneaux et n’avait pas la licence légale de transporter la dixième partie de la cohue qui s’y entassait.

Dix matelots canaques en formaient équipage. Le capitaine, le second, le subrécargue et six passagers de cabine étaient des blancs.

Le reliquat, soit environ quatre-vingts passagers de pont, était constitué par des indigènes de Tahiti et de l’archipel des Pomotou[1] : hommes, femmes et enfants, avec tout leur bazar, leurs coffres, leurs nattes pour dormir, leurs paquets de couvertures et de vêtements.

La saison de pêche des huîtres perlières venait de s’achever et toute cette main-d’œuvre noire regagnait ses foyers.

Les six passagers de cabine se livraient au négoce des perles. À savoir : deux Américains ; Ah Choun, un Chinois, qui avait à un degré surprenant toute l’allure d’un blanc ; un Allemand ; un Juif polonais. Je complétais la demi-douzaine.

La campagne avait été excellente et, parmi les noirs comme parmi les blancs, personne n’avait lieu de se plaindre. Chacun avait fait ses affaires et aspirait à se donner un peu de repos et de bon temps.

L’intérieur du navire était, par surcroît, bondé jusqu’aux écoutilles de nacre et de coprah[2].

Le pont offrait un spectacle extraordinaire et c’est à grand-peine que l’équipage y pouvait manœuvrer. Outre les noirs et leurs bagages, on y rencontrait des cochons et des poulefs, des sacs d’ignames[3] s’y empilaient. Pendus à des cordages tendus entre les mâts, des guirlandes : de cocos frais et des régimes de bananes décrivaient en l’air leurs festons.

La nuit, l’équipage en était réduit à marcher sur les dormeurs, qui formaient une double couche de corps amoncelés les uns sur les autres.

La traversée, en principe, devait être courte. Deux ou trois jours y auraient suffi, si d’alizé du Sud-Est avait, comme nous comptions, venté frais.

Mais il en advint tout autrement. Dès le premier jour, le vent mollit et, le lendemain matin, tomba complètement.

Ce fut, sous le soleil torride et sur une mer vitreuse, un calme plat, éblouissant. L’idée seule d’ouvrir les yeux vous mettait la tête en marmelade.

Dans l’après-midi du second jour, un noir mourut. C’était un indigène de l’île de Pâques, un de nos meilleurs plongeurs.

Ce fut la variole qui l’emporta. Parfaitement. Comment la variole était-elle venue à bord, alors qu’à terre personne n’en avait présenté le moindre symptôme ? Voilà qui était inexpliquable.

Le mal était là, cependant. Un homme mort, dans l’après-midi, et, à la fin du jour, trois autres étendus sur le dos.

Et rien à faire. Impossible d’isoler les malades et, par suite, de les soigner. Nous étions, je l’ai dit, serrés comme des sardines. Rien à faire, que de pourrir de compagnie et de mourir.

Au cours de la nuit qui suivit, le second, le subrécargue, le Juif polonais et quatre plongeurs noirs filèrent, en sourdine, dans la baleinière.

Je n’ai plus jamais entendu parler d’eux.

À l’aube, le capitaine, exaspéré, saborda les canots qui restaient. Nous étions frais. Plus de fuite possible pour personne.

Ce jour-là, qui était le troisième, il y eut deux morts. Trois, le quatrième jour. Puis le chiffre bondit à huit.

Les effets du fléau qui se déchaînait sur nous furent divers.

Il rendait les noirs muets et stupides. Ils en étaient littéralement anéantis.

Le capitaine (il s’appelait Oudouse) fut pris, quant à lui, de crises nerveuses et d’un bavardage intarissable. Il ne pouvait tenir cinq minutes en place. On l’eût cru atteint de la danse de Saint-Guy.

C’était un gros homme, pesant dans les deux cents livres. Il devint bientôt l’image fidèle d’une montagne gélatineuse et graisseuse, oscillant sans trêve sur sa base.

L’Allemand, les deux Américains et moi-même, nous achetâmes tout le whisky qui se trouvait à bord et nous nous maintînmes ivres en permanence.

Le principe était que, saturés d’alcool, nous serions réfractaires à tout germe morbide. Effectivement, nous demeurâmes indemnes.

Mais la vérité m’oblige à dire que, ni le capitaine Oudouse, ni Ah Choun, le Chinois, ne furent non plus contaminés. Et ils ne buvaient que de l’eau.

Non, la situation n’était pas brillante. Des rafales de vent se mirent à souffler, qui duraient de cinq à trente minutes, amoncelaient dans le ciel bleu des paquets de nuages et se terminaient infailliblement par une pluie diluvienne.

Puis le soleil de plomb reparaissait, terrible et faisant monter du pont inondé, chargé de morts et de mourants, une lourde vapeur.

Ladite vapeur était chargée de germes pestilentiels et, dès qu’elle s’élevait, l’Allemand, les deux Américains et moi, nous nous enfilions un verre de whisky, puis un second, puis un troisième.

Et, quand on hissait les morts par-dessus bord, pour les jeter aux requins qui pullulaient autour de nous, quelques verres supplémentaires étaient de rigueur.

Il en fut ainsi pendant huit jours. Puis le whisky vint à manquer.

Ce fut, en fait, une excellente chose. Car ce n’était pas une vie d’être toujours saoul et, si j’eusse été en un pareil état d’ébriété, je ne me fusse certainement pas tiré de la catastrophe qui allait suivre.

Vers la fin donc de la semaine, et le dernier verre de whisky vidé, je jetai par hasard un coup d’œil sur le baromètre, suspendu dans l’escalier intérieur qui conduisait aux cabines.

Il vacillait fortement depuis huit jours, l’aiguille sautant de droite à gauche et de gauche à droite, pour reprendre finalement sa position verticale du « temps variable ».

Mais elle se renversait, cette fois, vers la gauche avec une insistance qui était bien propre à bouleverser la cervelle même de l’homme mal dégrisé que j’étais encore.

J’attirai sur ce fait anormal l’attention du capitaine Oudouse. Il me répondit que je ne lui apprenais rien et qu’il regardait lui aussi, depuis le matin, l’aiguille.

Il donna tous les ordres nécessaires, qui se réduisaient, au surplus, à carguer les grandes et les petites voiles, en ne conservant que la « voilure de tempête », et à tendre, partout où il se pouvait, des cordes solides où s’accrocheraient les gens pour n’être point emportés par les vagues.

Nous étions visiblement sur la route directe de l’ouragan. L’accroissement progressif du vent correspondait à la baisse régulière du baromètre.

J’estimais qu’il eût été préférable de virer carrément de bord et de fuir, le plus loin possible, avec l’ouragan dans le dos, jusqu’à ce que s’arrêtât la chute du baromètre et que le vent se lassât.

Mais tel n’était pas l’avis du capitaine Oudouse. La discussion fut entre nous si orageuse qu’il en piqua une crise de nerfs. Et il ne céda point.

J’entrepris, à ce sujet, l’Allemand et les deux Américains, les suppliant d’intervenir, de concert avec moi, près de l’obstiné capitaine. Ce fut en vain.

Ils me répondirent que leur métier consistait uniquement dans le trafic des perles et qu’ils ignoraient tout des choses de la marine.

Ils ajoutèrent que très probablement je n’en savais pas plus qu’eux sur ce chapitre, et qu’ils s’en remettaient à qui de droit de ce qu’il convenait de faire.

La mer, comme il était naturel, grossissait toujours avec le vent.

Jamais je n’oublierai l’effet des trois grosses lames qui, pour débuter, fondirent sur la Petite-Jeanne.

Elle venait de piquer du nez, de l’avant, ayant en plein le vent debout. La première lame balaya le pont, d’une extrémité à l’autre.

Tandis que ceux des passagers qui en avaient la force se cramponnaient aux cordes tendues à cet effet, un lot gémissant et hurlant de malades, de femmes et d’enfants fut emporté, parmi les bananes et les cocos, en une masse compacte, et Charrié à la mer, en compagnie de ses coffres, de ses poulets et de ses cochons.

La seconde lame opéra de même, tandis que la proue de la Petite-Jeanne pointait vers le ciel et que sa poupe s’enfonçait aux abîmes.

Je vis courir pêle-mêle, vers l’arrière du navire, un torrent écumeux d’eau, d’êtres vivants et d’objets divers.

Les corps, tordus, recroquevillés et repliés sur eux-mêmes, étaient projetés les uns la tête, les autres les pieds en avant, ou roulés sur le côté.

Par moment, des mains se tendaient vers une corde de sauvetage ou un étai et s’y cramponnaient. Mais il leur fallait bientôt lâcher prise, sous le heurt des corps qui suivaient. Je vis un noir aller donner de la tête contre une des bittes de tribord. Sa tête éclata comme un œuf[4].

Personnellement, je m’étais élancé à temps sur le toit du rouf central et m’étais accroché, comme une araignée, aux manœuvres du grand mât.

Ah Choun et l’un des Américains voulurent m’imiter, Mais il était trop tard. Comme un simple fétu de paille, l’Américain fut cueilli par la vague et, de la proue, expédié au gouffre.

Plus heureux, Ah Choun put au passage saisir une des poignées de la roue du gouvernail et, pendant quelques instants, se maintenir, en titubant, à côté du timonier.

Mais une grosse Canaque, qui pesait bien dans les deux cent cinquante livres, s’accrocha à son tour au Chinois, en lui passant ses bras autour du cou. Ah Choun se rejeta sur le timonier, un Canaque également, d’une robustesse exceptionnelle, et qui tit bon, tout d’abord.

Mais une brusque oscillation de la goélette lui fit perdre l’équilibre et toute la grappe culbuta dans la mer.

La troisième lame, la plus forte, fut la moins meurtrière. Quand elle déferla, tous les êtres valides que portait encore la goélette s’étaient hissés dans le gréement.

Il ne restait plus sur le pont qu’une douzaine à peine de misérables, à demi noyés ou assommés, qui roulaient ou rampaient, en cherchant en vain un abri.

Ils furent instantanément projetés par-dessus bord, en même temps que les débris de nos deux canots.

Je réussis à conduire jusqu’aux cabines intérieures une quinzaine de femmes et d’enfants, et les y enfermai, Ce qui, comme on le verra par la suite, n’améliora pas leur sort.

Pire encore que la mer était le vent. Ce vent, que j’appelle ainsi, faute d’un autre terme, vous arrachait du corps les vêtements. Il les arrachait et lacérait, au pied de la lettre. Vous me croirez si vous voulez.

Il y a des instants où le souvenir seul de cette monstruosité me semble irréel. Je n’y crois pas moi-même, Avoir subi ce vent et avoir survécu… Chose inouïe et qui dépasse l’imagination.

Figurez-vous des millions et des milliards de tonnes de sable qui, dans l’air, se précipitent sur vous à une vitesse de cent milles à l’heure. Je dis cent milles comme je dirais cent cinquante ou deux cents milles, ou n’importe quel chiffre.

Un sable invisible, impalpable, Mais qui n’en Conservait pas moins son poids et sa densité,

Du sable ? Je dirais mieux : de la boue. De la boue incolore, intangible, ayant cependant sa lourdeur naturelle et formant dans l’atmosphère comme des bancs compacts, innombrables, qui vous heurtaient.

Essayez de comprendre ce que je vous explique. Je ne puis dire mieux, Il y a certaines choses auxquelles manquent les mots adéquats.

Il va de soi que pas un débris de voilure, pas une loque de toile ne subsistait sur les mâts. Les vergues mêmes avaient été arrachées.

Par un phénomène étrange, sous le poids de ce vent qui pesait sur elle et la comprimait, en quelque sorte, la mer sembla soudain se calmer.

On eût dit encore, si vous préférez cette définition, que le cyclone avait sucé les vagues.

Le capitaine Oudouse profita de ce court répit pour lancer à la mer une ancre flottante.

C’était un bizarre instrument, dont je n’avais vu encore aucun spécimen, un grand cône de toile, dont la partie supérieure était cerclée de fer, de façon à la maintenir ouverte. Une sorte de cerf-volant aquatique, qui, dans l’eau, se maintenait perpendiculaire et sans couler.

Une longue corde la rattachait à la proue de la goélette et procurait à celle-ci une stabilité relative.

Ce fut ensuite le vent qui brusquement tomba. Il nous avait imposé, quatre heures durant, une telle tension nerveuse que cette accalmie complète, sans transition aucune, loin de nous soulager, ne fit qu’accroître notre malaise.

L’effroyable pression que nous subissions se à trouvant subitement supprimée, il nous semblait que nos corps allaient éclater et, dans toutes les directions, voler en morceaux à travers l’espace.

Quoique la goélette, entièrement désemparée, ne fut plus qu’une masse inerte, nous reprîmes courage, cependant, et nous nous berçâmes de la brève illusion que nous étions sauvés.

Mais comme s’il avait voulu dans ce court laps de temps reprendre de nouvelles forces, l’ouragan, en apparence assoupi, se réveilla tout à coup.

Ce fut alors la fin de tout.

Les vagues se remirent à bondir vers le ciel, des vagues ivres, des vagues démentes, qui fusaient vers les nuages, en jets rigides, pareilles à des bouchons projetés par des bouteilles de champagne.

Elles dépassaient le faîte des mâts. Elles atteignaient, croiriez-vous ? la hauteur d’une maison de sept étages.

Puis, se heurtant les unes contre les autres, elles retombaient du ciel en cataractes, avec des éclaboussures monstrueuses.

Nous étions en plein centre du cyclone. C’était un enfer d’eau, l’anarchie de l’océan.

Et la Petite-Jeanne, me demandez-vous ? Que devint la Petite-Jeanne ? Je n’en sais rien. Elle fut annihilée, mise en miettes, pulvérisée.

Je me retrouvai dans la mer, aux trois quarts noyé, nageant comme un automate.

Comment avais-je, du pont de la goélette, passé dans la mer ? Je ne pourrais le dire et n’en ai gardé aucune idée.

Je me rappelle seulement avoir vu la Petite-Jeanne se désagréger de la proue à la poupe, et qu’à ce moment même, je perdis la notion des choses. Mon cerveau fut, hors de ma tête, enlevé comme par une gifle.

Un seul fait était certain, J’étais là parmi les flots, et je n’avais rien d’autre à chercher que le moyen de me tirer d’affaire, de mon mieux.

Ce mieux n’était pas particulièrement attrayant. La mer, cependant, était un peu moins grosse et plus régulière, Le centre du cyclone s’était déplacé.

Et il n’y avait plus de requins. La violence de l’ouragan avait dissipé la horde affamée qui, jusqu’alors, entourait le navire de mort et se repaissait de ses cadavres.

Il pouvait être environ deux heures de l’après-midi, quand je fus projeté contre un panneau d’écoutille provenant de la goélette disparue.

Une pluie drue ruisselait, voilant la vue, et ce fut pour moi une chance inespérée d’être jeté contre ce panneau.

Une corde y était encore attenante, et je savais qu’avec ce morceau de bois et ce bout de chanvre, je pouvais résister un jour au moins, si les requins ne reparaissaient pas.

Trois heures après environ, tandis que j’étais cramponné au panneau, les yeux mi-clos pour les protéger de l’eau de mer, la bouche également mi-close afin de respirer sans boire, en temps opportun, l’air nécessaire à mes poumons, il me sembla entendre des voix.

La pluie avait cessé. Mer et vent s’étaient merveilleusement apaisés. Qu’est-ce que je vois, à vingt pieds devant moi ? Le capitaine Oudouse et le « païen », pareillement cramponnés à un autre panneau !

Et ils se battaient pour son unique possession. Ou, du moins, le capitaine Oudouse se battait. Je l’entendis crier :

« Fiche le camp de là, païen noir, sale vermine ! »

En même temps, je le vis allonger au Canaque un solide coup de pied.

Or, le capitaine Oudouse avait perdu tous ses vêtements, sauf ses souliers. Et ceux-ci étaient de lourds brodequins ferrés.

Le coup porté fut cruel, car il atteignit le païen en plein sur la bouche et sur le menton.

Je m’attendais à voir l’homme riposter du poing. Aux trois quarts estourbi, il se contenta de nager à quelque dix pieds autour de l’écoutille, qu’il ne pouvait se résigner à abandonner, mais dont il n’osait s’approcher davantage.

Chaque fois qu’un paquet de mer le repoussait plus avant, le capitaine Oudouse, se maintenant des mains à son radeau, lançait au pauvre diable une ruade, simple ou double, selon les cas, en criant :

« Tiens, païen noir ! Prends cela pour toi ! ». Indigné, je hurlai à mon tour, à l’adresse du blanc :

« Je ne sais qui me retient, espèce de brute, d’aller te tomber dessus et de te jeter à l’eau. »

Si réellement je ne le fis pas, c’est que j’étais trop harassé pour réussir l’opération.

Je criai donc au Canaque de venir vers moi et je lui offris la moitié de mon panneau.

Il me déclara s’appeler Otoo, natif de Bora-Bora, une des îles du groupe de Tahiti, la plus occidentale de l’archipel.

J’appris par la suite qu’il avait, le premier, trouvé le panneau d’écoutille. Puis il avait rencontré le capitaine Oudouse, qui nageait. Il lui avait offert de partager avec lui le panneau. En guise de récompense, il avait été jeté à la mer et avait reçu les coups de pied dont javais été témoin.

C’est ainsi qu’Otoo et moi nous nous trouvâmes pour la première fois réunis.

Otoo était la bonté personnifiée. Bien qu’il mesurât six pieds de haut et fût musclé comme un gladiateur romain, il était la gentillesse et la douceur mêmes.

Mais s’il était naturellement bon et dénué de toute hargne, il n’était pas non plus un lâche. Il avait, tout au contraire, à l’occasion, le cœur d’un lion et je l’ai vu, au cours des années qui suivirent, affronter souvent des risques devant lesquels j’aurais reculé.

Si on le poussait à bout, il était opportun de crier : « Gare la casse ! »

Je me souviens notamment de ce qui advint à Samoa, à Bill King, le boxeur.

Bill King avait été classé champion des poids lourds dans la marine américaine. C’était une énorme brute, un véritable gorille, un de ces types répugnants qui cherchent querelle à tout le monde, pour avoir ensuite le plaisir de taper dur.

Sans motif aucun, il s’attaqua à Otoo et commença par le gratifier de deux coups de pied dans le ventre, suivis d’un coup de poing dans la poitrine.

Otoo, qui avait tout d’abord haussé les épaules devant les provocations dont il était l’objet, comprit qu’il fallait combattre.

Je ne crois pas que l’affaire ait duré quatre minutes. En un clin d’œil, Bill King avait quatre côtes enfoncées, un avant-bras brisé et une omoplate démolie.

Otoo, remarquez-le bien, ignorait tout des règles de la boxe. Il savait tout simplement traiter un homme selon ses mérites. Bill King en eut pour trois mois à se remettre de la volée qu’il avait reçue.

Mais je cours le galop et il me faut revenir en arrière, à mon récit.

Otoo et moi, nous nous partageâmes donc la jouissance du panneau. Alternativement, l’un de nous se reposait, couché à plat ventre sur le bois, tandis que l’autre, dans l’eau jusqu’au cou, se retenait simplement des mains.

En nous relayant de la sorte, nous dérivâmes des jours et des nuits, sur l’océan. J’avais fini par délirer, Et quand me survenait un éclair de raison, j’entendais pareillement Otoo qui, dans son idiome natal, caquetait et divaguait.

L’eau, qui nous pénétrait les pores de la peau, par un curieux effet physiologique, nous tenait lieu de boisson et nous empêchait de mourir de soif. Elle nous rafraîchissait aussi l’extérieur du corps, Car un soleil de feu nous arrosait le crâne, nous brûlait le dos, les bras et les épaules.

Je me réveillai finalement à vingt pieds du rivage, sur la grève d’une petite île, abrité de la chaleur par deux larges feuilles de cocotier, piquées dans le sable près de moi.

C’était Otoo qui m’avait sauvé la vie et traîné là, et qui, pour me procurer de l’ombre, avait disposé ces deux feuilles.

IL était lui-même couché à mon côté et dormait.

Je m’évanouis et quand de nouveau je revins à moi, la nuit était fraîche et étoilée, et Otoo m’appuyait aux lèvres une noix de coco pour m’en faire boire le lait.

Nous étions les seuls survivants de la Petite-Jeanne, Le capitaine Oudouse avait dû périr d’épuisement car, au bout de plusieurs jours, le panneau sur lequel il avait flotté vint à la dérive s’échouer sur le sable.

Otoo et moi nous vécûmes, une semaine durant, avec les indigènes de l’île. Puis le croiseur français, qui faisait d’ordinaire la police de l’archipel, nous recueillit et nous ramena à Tahiti.

Nous avions, auparavant, le noir et moi, mutuellement accompli la cérémonie de l’échange de nos noms.

C’est une curieuse pratique qui, dans les mers du Sud, lie ensemble deux hommes, plus étroitement encore que la fraternité du sang. J’en avais pris personnellement l’initiative et c’est avec une joie intense qu’Otoo avait accueilli ma proposition.

« Oui, très bien, dit-il. Tout à fait bien ! Car, deux jours et deux nuits durant, nous avons été associés sur les lèvres de la mort.

— Et la mort en a été pour ses frais, répondis-je en riant. C’est nous qui l’avons jouée.

— Oui, maître, et bien jouée !

Je protestai :

« Pourquoi, maintenant, me donnes-tu du maître ? Nous avons échangé nos noms. Pour toi je suis Oloo et, pour moi, tu es Charley. Toujours, tant que nous vivrons, il en sera ainsi, tu le sais comme moi,

« Oloo, quand nous serons morts, s’il advient que nous revivions quelque part, dans le ciel ou dans les étoiles, pour moi tu seras encore Charley, je serai encore Otoo pour toi.

— Oui, oui, maître ! s’écria le noir, les yeux radieux.

— Allons, voilà que tu recommences !

— Qu’importent les mots ! Si nos nouveaux noms ne sont pas encore sur mes lèvres, ils sont dans ma pensée, Et tout est là.

« Chaque fois que je penserai à moi-même, je penserai à toi. Lorsque les hommes m’appelleront par mon nom, c’est le tien que j’entendrai. Au ciel et dans les étoiles, pour toujours, toujours, tu seras pour moi Otoo.

« Maître, es-tu satisfait ? »

Tout ému, je répondis qu’en effet c’était bien.

Nous nous séparâmes à Papeete[5]. Je demeurai à Tahiti, afin de me reposer un peu de cette secouée, et Otoo partit sur un cotre pour Bora-Bora, son île natale.

Six semaines après, il était de retour. J’en fus surpris, car il m’avait longuement parlé de sa femme, en ajoutant qu’il comptait rester près d’elle jusqu’à la prochaine saison de pêche.

« Où penses-tu aller, maintenant ? > » me demanda-t-il, les premières effusions passées.

Je fis un geste indécis. En réalité, je n’en savais rien.

« Partout ! répondis-je. Oui, partout dans le vaste monde. Partout sur la mer immense, sur ses continents et ses îles.

— Eh bien, j’irai avec toi, prononça simplement Otoo. Ma femme est morte. »

Je n’avais jamais eu de frère. Mais, d’après ce que j’ai connu des frères des autres hommes, je doute qu’aucun homme en ait jamais possédé un qui ait été pour lui ce qu’Otoo fut pour moi.

L’affection qu’il me portait était non seulement d’un frère, mais aussi toute paternelle et maternelle. Et, je ne crains pas de l’affirmer, j’ai, à ses côtés, vécu meilleur et plus droit.

Je me souciais peu de l’opinion des autres hommes. Mais, devant Otoo, une pudeur secrète m’empêchait toujours de mal faire.

Je représentais, à mes propres yeux, l’idéal de perfection qu’il s’était créé. Et, quand je me sentais choir sur la pente de l’Enfer, la pensée que cet homme, même absent, me regardait, me retenait en arrière et me faisait redresser la tête.

Remarquez bien que jamais il ne me censurait, ni ne me critiquait. Mais j’avais l’impression qu’en agissant mal, qu’en descendant du trône où il m’avait élevé, je le ferais souffrir, souffrir profondément,.

Et cette seule considération suffisait pour que penchât autrement la balance.

Nous avons, pendant dix-sept ans, vécu l’un près de l’autre. Dix-sept ans durant, il m’a veillé dans mon sommeil, m’a soigné dans la fièvre ou si j’étais blessé, et, pour que je ne fusse pas blessé, il m’a ; fait souvent un rempart de son corps.

Nous avons, sur le Pacifique, navigué de compagnie depuis Hawaï jusqu’à Sydney, et du détroit de Torrès dans la mer des Indes jusqu’aux îles Galapagos, qui dépendent de la République de l’Equateur.

Trois fois, nous avons fait naufrage. En Polynésie, parmi l’archipel madréporique des îles Gilbert, puis sur les côtes de la Nouvelle-Irlande ; puis aux îles Fidji.

Partout où il y avait un dollar à gagner, nous avons pratiqué le trafic de la nacre et des perles, du coprah, du bêche-de-mer[6], de l’écaille, et renfloué-ou exploré les épaves des navires naufragés.

À Papeete, je me souviens, existait un club où se réunissaient tous les trafiquants, tous les capitaines et tous les coureurs d’aventures des mers du Sud,

On jouait et buvait ferme et j’avoue, à ma honte, que j’agissais comme les autres. Bien souvent, je demeurais dans ce tripot jusqu’à des heures indues.

Mais, quelle que fût l’heure de ma sortie, Otoo m’attendait dehors, devant la porte, afin de veiller sur mon retour et de me ramener en sécurité au logis.

Je commençai par en sourire. Puis je le grondai. Puis, je lui déclarai nettement que je n’avais aucun besoin d’un père nourricier pour me garder.

Le lendemain, je ne trouvai plus Otoo devant la porte du club. Je pensai qu’il avait compris.

Mais la quinzaine ne s’était pas écoulée que je le découvris, de l’autre côté de la rue, se dissimulant dans l’ombre des manguiers. Et il continua, tout le long du chemin, sa surveillance invisible.

Que pouvais-je dire et faire ? Insensiblement, je pris sur moi de regagner mes pénates à une heure plus décente.

Durant les nuits d’orage, dans la pleine folie de la boisson et du jeu, la pensée me hantait d’Oloo qui, dehors, montait sa garde monotone et fidèle, sous les manguiers ruisselants. Et, tout honteux de moi-même, je levais le siège et partais.

En vérité, je vous le dis, il fit de moi un homme meilleur.

Le plus curieux est que, parmi ses frères de Bora-Bora, il était le seul qui eût refusé de se convertir. Comme ses ancêtres, il était obstinément demeuré un vil païen, qui ne s’occupait pas de ce qui se passait dans l’au-delà, mais qui, d’instinct, accomplissait son devoir sur la terre.

Sur ce terrain, il était imbattable et jouait franc jeu.

Il n’était pas un « sec », par préjugé ni par principe, et, quand l’occasion s’en présentait, il acceptait volontiers, surtout s’il était en train de trimer dur, un verre de bouteille carrée[7] ou de whisky.

Mais il savait la nécessité d’être tempérant sur le chapitre des boissons fortes. Il avait vu trop d’hommes sains et vigoureux se déshonorer et mourir, par suite de l’abus de l’alcool. Alors il jugeait bon de se modérer.

Quand je lui demandai quel intérêt il pouvait bien prendre à me voir revenir du club un peu plus tôt, un peu plus tard, il me répondit que j’étais libre de mes actions, mais que les heures avancées de la nuit étaient mauvaises pour la santé et que les fièvres malignes tombaient des arbres sur ceux qui s’attardaient dehors plus que de raison.

Si Otoo, ce primaire en somme et si curieux, était un déductif, chez qui s’ancrait solidement

la leçon acquise, il était aussi un intuitif de premier ordre.

À Papeete encore, je fus, pour une histoire de guano, mis en rapport avec un escroc, un compatriote nommé Randolph Waters, qui m’embobina avec une habileté sans pareille. J’ignorais tout de son passé, et aucun blanc, à Tahiti, n’en savait plus que moi sur son compte.

Otoo n’en connaissait pas davantage, Mais quand il me vit m’acoquiner avec ce louche personnage, immédiatement il se défia.

Sans me prévenir, il se mêla à des marins de couleur, qui déambulaient sur le port et qui avaient bourlingué sur tous les océans.

Habilement, il les interrogea et les fit parler, et réunit les données nécessaires, qui confirmaient ses soupçons. Puis il s’en vint me découvrir le pot-aux-roses.

J’en fus abasourdi et ne pouvais croire tout ce qui m’était raconté.

Mais, quand j’entrepris Randolph Waters sur ce sujet épineux, le coquin balbutia je ne sais quoi, nia faiblement et, en manière de conclusion, déguerpit de Papeete par le premier vapeur qui leva l’ancre.

Au début, je ne m’en cache pas, je me sentis un peu humilié de ce rôle d’ange gardien qu’Otoo jouait près de moi.

Humilié d’autant plus que souvent il me dépassait en clairvoyance, ce dont souffrait mon orgueil.

Mais il était si réellement sage, et si discret dans ses conseils, il prenait tellement à cœur tous mes intérêts, que je finis par accepter sans rancune tout le bien dont je lui étais redevable.

J’étais jeune alors, avec une magnifique insouciance, et j’aurais sans lui manqué plus d’un soir de billet de logement.

« Maître, me disait-il souvent, mets de l’argent de côté, Tu peux en gagner à cette heure, mais il n’en ira plus de même quand tu seras vieux.

« J’ai souvent observé les blancs. Il y à dans les îles beaucoup d’entre eux qui, comme toi, furent jeunes et qui sont vieux maintenant. Ils furent riches et ne possèdent plus rien. Ils en sont réduits à mendier un verre à boire, près de leurs frères qui descendent des navires. »

Sur ce point encore, je suivis ses conseils et m’en trouvai bien. Otoo avait d’instinct, dans sa sphère, ce que nous appelons le sens des affaires.

À Guadalcanar, dans les îles Salomon, ce fut lui qui me signala une large bande de terrain située au bord de la mer, sur un point où l’ancrage était excellent. Il avait plongé pour s’en assurer, et exploré les fonds, à plusieurs reprises.

J’eus pour rien ce terrain, auquel personne n’attachait alors aucune importance. Otoo se chargea de négocier avec le vieux chef qui en était propriétaire.

L’affaire fut réglée à dix mille bâtons de tabac, dix bouteilles d’eau-de-vie et un fusil. Trois ans après, je revendais le lot pour cent dollars !

Il m’aiguilla, avec un sûr instinct, vers un certain nombre d’opérations non moins fructueuses.

Si bien que j’achetai une goélette et naviguai pour mon propre compte.

Je devins riche et me mariai, toujours doublé d’Otoo, qui resta l’homme du vieux temps, allant et venant librement dans la maison ou dans les bureaux, sa pipe de bois à la bouche, une camisole d’un shilling sur le dos et un lava-lava de quatre shillings autour des reins.

Il se refusait obstinément à accepter le moindre argent, et économisait sur une ligne ou un hameçon.

Il mangeait et buvait, par contre, à notre table, ce qui était pour nous, assurait-il, une grande dépense, et, non sans qu’il s’en excusât, il se divertissait fort à faire caramboler les boules de billard.

Ma femme le choyait de son mieux et elle eût certainement gâté une nature moins bonne que la sienne.

Les enfants l’adoraient. C’est lui qui leur apprit à marcher, lui qui dirigea vers la grève leurs pas chancelants et qui, simultanément, leur apprenant à plonger et à nager, fit d’eux de véritables amphibies. À sept ans, Frank était capable d’aller chercher un shilling sous trois brasses d’eau.

Il en allait de même avec la brousse et la forêt, dont Tom, à six ans, n’ignorait plus aucun secret. Quant à ma petite Jeanne, elle franchissait à huit ans, sans que la tête lui tournât, le pont étroit et vertigineux de la Roche Glissante, jeté par la nature sur un abîme. Un jour arriva où je le décidai, non sans peine, à devenir légalement mon associé.

Sans en rien retenir pour lui-même, il m’avait sincèrement fait gagner assez d’argent pour que cette mesure de justice s’imposât.

« Ne sommes-nous pas, protesta-t-il, associés en fait, depuis le jour où la Petite-Jeanne a sombré ?

« Mais il en sera comme tu le désires. Ma part d’argent restera avec la tienne dans le coffre-fort du bureau. Je demanderai seulement au commis principal ce dont j’aurai besoin. »

Les papiers nécessaires furent donc rédigés, signés et enregistrés.

Au bout d’un an, je me fâchai.

« Otoo, m’écriai-je, tu te moques de moi ! Ta part de bénéfices, pour l’année écoulée, se monte à plusieurs milliers de dollars.

« Et j’apprends à l’instant, par le commis, que tu n’as en tout et pour tout retiré en ton nom que quatre-vingt-sept dollars et vingt cents !

« Tu n’es qu’un vieil avare, un misérable grippe-sou, un crabe qui ne sait rien que se traîner sur le ventre.

— Alors, me demanda-t-il inquiet, je n’ai pas trop pris ? Quelque chose reste vraiment à mon compte ?

— Quelque chose ? Plusieurs milliers de dollars, te dis-je ! »,

La figure d’Otoo se rasséréna.

« En ce cas, dit-il, tout va bien. Il faut veiller à ce que le commis tienne un compte exact de cette somme. Je la réclamerai quand j’en aurai besoin. »

Et il ajouta avec force, presque sauvagement :

« Si un shilling manquait, le commis aurait à le rembourser sur son propre argent ! »

Or, savez-vous ce qu’Otoo avait fait, secrètement, de sa part d’associé passée et future ? Je vous le donne en mille.

Il me l’avait tout bonnement dévolue, je le sus plus tard, en m’instituant son légataire universel, par un testament rédigé dans les formes, et qui était enclos dans le coffre-fort du consul américain.

À plusieurs reprises il me sauva la vie et, sans Otoo, je n’écrirais pas ces lignes aujourd’hui.

La première fois ce fut à Samoa, où j’étais venu, ayant embarqué sur un brick, comme recruteur de main-d’œuvre.

Otoo, pour ne point se séparer de moi, avait signé sur le même navire, au gaillard d’avant, un engagement de simple matelot.

Quand le brick jetait l’ancre devant une île, deux embarcations prenaient la mer.

L’une était le canot recruteur proprement dit, qui gagnait directement le rivage. L’autre était un canot de protection, armé de fusils chargés, qui s’arrêtait à une centaine de pieds de la grève et demeurait sur ses avirons.

Otoo prenait place, ainsi que moi, sur le canot recruteur, comme aviron-chef. Et, tandis que je débarquais les marchandises d’échange, il s’asseyait, à l’arrière du bateau, avec un Winchester caché à portée de sa main, sous une pièce de toile à voiles.

Il veillait, l’œil bien ouvert, pendant que je discutais avec les têtes crépues et m’efforçais de persuader aux cannibales de s’en venir travailler en Australie, dans les plantations du Queensland.

Maintes fois il me prévint, à voix basse, d’un geste suspect et d’une traîtrise imminente. Il arriva même qu’un coup de fusil, abattant un noir à point nommé, fût le seul avertissement que je reçus.

J’étais donc venu à Samoa, sur la Santa-Anna. Une centaine de-sauvages étaient accourus sur le rivage, avec des gestes amicaux, à la vue du canot qui m’amenait.

Au moment d’aborder, une forte vague lança soudain l’embarcation sur la grève, où elle chavira avec tous ceux qu’elle portait.

Dans l’instant, tous les sauvages se jetèrent sur nous pour nous massacrer. Et, dans le désarroi qui se produisit, nul doute qu’ils n’eussent réussi, en dépit du canot de protection qui faisait vainement force de rames, si Otoo, sans perdre la tête, n’eût saisi à pleines mains les marchandises d’échange que nous avions apportées avec nous et ne les eût, pêle-mêle, projetées de droite et de gauche : paquets de tabac, grains pour colliers, tomahawks, couteaux de poche et pièces de calicot.

C’en était trop pour les têtes crépues. Elles s’élancèrent en se bousculant sur tant de trésors, et le canot, durant ce temps, rapidement remis à flot, eut tout le loisir de rallier la Santa-Anna, sans avoir perdu un seul homme.

Bien plus, alléchés par la splendeur de leurs rapines, les noirs s’en revinrent d’eux-mêmes, au cours de l’après-midi, vers la Santa-Anna avec un joli lot de recrues, qu’ils m’offrirent moyennant un léger supplément, Je traitai pour trente hommes.

Où Otoo se révéla plus étonnant encore, ce fut à Malaïta, réputée pour la plus sauvage et la plus redoutée des îles Salomon :

Les indigènes nous avaient, à distance, prodigué tous les signes possibles de bienveillance. J’ignorais totalement, cela va de soi, que depuis deux ans le village « d’eau salée » [8] vers lequel nous nous dirigions faisait, parmi ses membres, des quêtes répétées ayant pour but l’acquisition d’une tête de blanc.

Tous ces coquins sont d’enragés chasseurs de têtes et, parmi celles-ci, les têtes de blancs font prime.

À celui qui couperait la tête en question le total de la collecte serait attribué.

Nous abordâmes sans encombre et je m’avançai sur la grève, à une centaine de mètres du canot, à la recherche des noirs qui, chose bizarre, s’étaient éclipsés en un clin d’œil.

Otoo m’avait averti de me méfier. Mais je ne l’avais pas écouté. Et, comme toutes les fois où il m’arriva de négliger ses avis, il faillit m’en cuire.

Sans aucun avertissement préalable, d’un bois de palétuviers qui était voisin, une nuée de javelots se mit soudain à pleuvoir sur moi.

Lardé d’une bonne douzaine d’entre eux, je me hâtai de battre en retraite. Mais un des javelots, qui s’était piqué dans mon mollet, me fit trébucher et tomber.

Ce fut alors, vers moi, une ruée de tomahawks à longs manches et de têtes crépues, celles-ci se battant entre elles pour avoir l’honneur de me porter le premier coup, le bonheur de me décapiter et de toucher la prime.

Cette confusion générale me fut une chance et j’évitai, en me jetant sur le sable, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, plusieurs coups qui, bien assenés, eussent été mortels.

C’est alors que survint Otoo.

Il s’était muni, je ne sais où, d’une grosse massue de guerre qui, dans un combat corps à corps, était autrement efficace qu’un fusil.

Sans hésiter, il se lança en plein dans la mêlée, abattant de son arme, qu’il faisait tourner avec une fureur inouïe, javelots et tomahawks. Partout, autour de lui, les crânes éclataient comme des grenades mûres.

Quand il se fut ainsi frayé un passage à travers la horde, il me ramena dans ses bras, en courant vers le canot. Non sans recevoir, par derrière, quatre javelots.

Dans le canot, il prit son Winchester et en guise d’adieu tira une demi-douzaine de balles sur les têtes crépues, en abattant une à chaque coup.

Nous ralliâmes ensuite la goélette qui nous avait amenés, et nos blessures, dont aucune heureusement n’était grave, furent pansées.

Cette vie commune, je l’ai dit, dura dix-sept ans. Puis elle prit fin, comme tout, ici-bas, se termine.

L’événement se produisit dans l’archipel des Salomon, où nous avions jadis si durement trimé, en ébauchant notre future fortune.

Nous y étions revenus, tant pour nous distraire en un petit voyage d’agrément que pour inspecter les plantations que nous possédions dans l’île de Florida, où un gérant les faisait valoir pour nous.

Nous ruminions également des projets de pêcheries d’huîtres perlières, à établir dans la passe de Mboli.

Nous avions fait escale à l’île Savo, dont les eaux littorales fourmillent de requins. La coutume qu’ont les têtes crépues d’immerger leurs morts dans la mer n’est pas propre, précisément, à éloigner ces bêtes voraces.

Une pirogue vint me chercher sur la goélette pour me conduire à terre.

L’embarcation, qui me portait avec quatre rameurs noirs, était ridiculement petite. Par suite à d’un faux mouvement d’un des noirs, elle bascula et se mit la quille en l’air.

Nous nous y accrochâmes, les quatre têtes crépues et moi, et je criai vers la goélette qu’on envoyât un canot pour nous repêcher.

Tout à coup un des noirs, cramponné à la pirogue renversée, se mit à pousser des cris d’épouvante, en s’agitant dans l’eau comme un damné. Au bout de quelques minutes, il lâcha prise et disparut. Un requin lui avait réglé son compte. Les trois autres nègres, affolés de terreur, tentèrent, sans y parvenir, de remettre d’aplomb la pirogue. Remplie d’eau, qu’il était impossible d’écoper, elle coula à pic, entraînant avec elle deux des trois noirs qui furent ou noyés, ou happés par deux autres requins.

Accompagné du dernier nègre, je nageai silencieusement vers la goélette. De temps à autre, nous plongions notre figure dans la mer afin de découvrir si d’autres monstres ne survenaient pas.

J’en vis un, en effet, qui passait justement sous moi. Il pouvait bien mesurer cinq mètres de long. L’instant d’après, il avait saisi le noir par la taille. Je vis celui-ci, hurlant à fendre l’âme, se débattre, la tête, les épaules et les bras hors de l’eau. Puis, après avoir été traîné à la surface sur une distance d’une centaine de mètres couler à pic.

Je continuai à nager résolument, espérant que toute la bande était maintenant gavée.

Mais un dernier convive restait encore, que je découvris dans l’eau glauque, où il montait tranquillement vers moi. Peut-être, déjà, avait-il fait un autre bon repas, car il ne semblait pas autrement affamé.

Dès qu’il fut à portée, je lui lançai mon poing sur le nez. Il exécuta un soubresaut formidable, qui faillit me submerger dans ses remous

Mais la bête, surprise, faisant demi-tour, s’était éloignée quelque peu et, défiante, se contentait de décrire autour de moi des cercles concentriques, empreints d’une certaine mollesse.

— Puis, soudain, elle esquissa contre moi une seconde attaque.

— Je lançai de nouveau mon poing, qui manqua son but. Et mon bras, glissant le long du mufle de la brute, fut, par le papier de verre de sa peau, mis à vif jusqu’au coude.

Le requin s’était une fois de plus écarté, mais pour dessiner de nouveaux cercles et préparer visiblement une troisième attaque.

À bout de forces, j’avais perdu tout espoir.

À ce moment, un corps sombre passa entre nous. C’était celui d’Otoo.

« Maître, me dit-il gaiement, bon courage ! Continue à nager vers la goélette. Je m’y connais en requins. Les requins, pour moi, sont presque des frères. Il ne t’aura pas. »

Je fis comme il me disait, Otoo se maintenant toujours entre moi et la bête, dont il esquivait habilement les élans.

« Les portemanteaux du canot de la goélette, m’expliqua-t-il, ont leurs manœuvres embrouillées. C’est pourquoi, comme le temps pressait, je suis venu te chercher. »

La goélette n’était plus qu’à une trentaine de mètres de nous, quand je sentis mes forces m’abandonner complètement. Mes membres étaient lourds et Je ne pouvais plus exécuter aucun mouvement.

Du pont de la goélette, on nous lançait des cordes, que je ne distinguais même pas, parmi les vagues, tellement trouble était ma vue.

Facilement, Otoo aurait pu se saisir de l’une d’elles, Mais il ne me quittait pas.

« Adieu, Charley ! Je suis perdu. Le requin… le requin est là, tout près… la gueule ouverte.

— Maître, me répondit-il, garde ton sang-froid ! Tu as une ligne à ta gauche… Oui, à ta gauche… À portée de ta main ! Quant au requin, je me charge de l’occuper. »

Aveuglément, je tendis ma main du côté indiqué et, à peine conscient de mon acte, je la refermai nerveusement sur la corde que j’avais saisie, En même temps, je sentis que, de la goélette, on me tirait.

Je tournai la tête et regardai derrière moi. Il n’y avait plus trace d’Otoo.

Une seconde après, il reparaissait à la surface. Ses deux mains qu’il avait volontairement introduites dans la gueule du monstre, pour l’empêcher de se refermer sur moi, étaient coupées aux poignets et le sang giclait des moignons.

« Otoo… », appela-t-il doucement, en levant vers moi un regard qui débordait d’amour.

C’était la première fois, depuis tant d’années, qu’il me donnait ce nom : Otoo.

« Adieu, Otoo ! cria-t-il, adieu ! »

Et, tandis que l’on me hissait à bord, où je m’évanouissais dans les bras du capitaine, il s’enfonçait, à jamais, au gouffre bleu.

Nous nous étions rencontrés dans la gueule de l’ouragan et ce fut la gueule d’un requin qui nous sépara. Jamais, jamais, camaraderie pareille à celle qui nous avait unis n’exista entre un homme blanc et un homme de couleur.

Et s’il est vrai que, du haut du ciel où il trône, Jéhovah a les yeux ouverts sur le moindre passereau, Otoo, le païen, le seul païen qu’il y eût encore à Bora-Bora, n’occupera pas la dernière place au paradis des bienheureux.

  1. L’archipel des Pomotou est situé à l’Est de Tahiti. Il fait partie de la Polynésie et appartient à la France.
  2. Le coprah est l’amande de coco, débarrassée de sa coque, puis desséchée et prête à être mise au moulin pour en extraire l’huile.
  3. L’igname est une plante grimpante, dont les racines fournissent une farine connue sous le nom d’arrow-root.
  4. Les bittes sont des billots de bois ou de fonte, qui se trouvent sur le pont des navires et servent à amarrer les cordages.
  5. Principal port et capitale de Tahiti.
  6. Le bêche-de-mer est un poisson comestible qui se trouve dans les eaux du Pacifique et fait l’objet d’un commerce assez important.
  7. La bouteille carrée es le genièvre.
  8. Dans les îles océaniennes, les villages situés en bordure de la mer sont dits « villages d’eau salée », en opposition avec ceux de l’intérieur de l’île, disséminés dans la brousse.