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Contes des mers du sud/3

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Contes des mers du sudHachette (p. 89-109).

L’INEVITABLE BLANC

« Jamais, disait le capitaine Woodward, le noir ne comprendra la psychologie du blanc, ni, réciproquement, le blanc la psychologie du noir. Et cela aussi longtemps que les noirs seront des noirs et les blancs seront des blancs. » Nous étions assis, quelques amis, dans le petit salon de la buvette que tenait, à Apia, Charley Roberts.

Et, à l’aide de longues pailles, nous dégustions en sa compagnie les Abou-Hamed, délicieux et frais cocktails, spécialité de l’établissement.

Charley Roberts assurait en tenir directement la recette de Steevens qui, un jour de grande soif, en avait fixé la composition sur les bords du Nil.

Steevens, l’auteur du livre : Avec Kitchener à Khartoum, et qui devait, plus tard, trouver la mort au Transvaal, au siège de Ladysmith.

Le capitaine Woodward était un homme d’une cinquantaine d’années, court et trapu, à la peau roussie par les soleils des Tropiques, et qui possédait des yeux d’un brun liquide, les plus beaux qu’il m’ait jamais été donné de contempler.

Il avait beaucoup navigué parmi les mers océaniennes, à travers leurs îles innombrables, et nul ne pouvait nier qu’il n’en connût à fond les habitants.

Un treillis de cicatrices, sur son crâne nu, était la preuve manifeste de son intimité avec les noirs et leurs tomahawks.

Et ce témoignage était renforcé par la trouée, qu’il portait au cou, d’une flèche entrée du côté droit et sortie du côté gauche.

Lui-même, en fuyant, expliquait-il, avait dû pousser de l’avant la pointe entrée dans sa chair. Car la tirer en arrière, avec toutes les précautions désirables, aurait constitué une opération délicate, dont il n’avait pas eu le loisir.

Pour le quart d’heure, il commandait le Savaii, un gros vapeur qui recrutait de la main-d’œuvre destinée aux plantations allemandes des îles Samoa[1]

« Je suis tout à fait de votre avis », approuva Roberts qui, en clignant bonassement de l’œil vers l’indigène qui nous servait, s’arrêta pour un instant d’ingurgiter son Abou-Hamed.

« Si le blanc ne s’appliquait pas trop souvent à couper des cheveux en quatre et à pénétrer trop avant la psychologie du noir, bien des malheurs seraient évités.

— J’ai vu, reprit le capitaine Woodward, je ne sais combien de braves gens s’obstiner à traiter les noirs en égaux.

« Mal leur en a pris et ils ont tous fini dans l’estomac de leurs nouveaux amis.

« Tel fut, en Nouvelle-Guinée, le cas des missionnaires qui s’en vinrent tout de go, sans les précautions indispensables, prêcher la loi du Christ dans l’île des Martyrs[2].

« C’est d’eux que celle-ci a reçu son nom. Car, du premier au dernier, ils furent tous boulottés.

« Tel fut encore le sort de l’expédition autrichienne qui, dans l’archipel des Salomon, fut taillée en pièces dans la brousse de Guadalcanar.

« Combien de trafiquants, en dépit de leur expérience, se sont fait prendre, eux aussi ! Ils se vantaient que pas un nègre ne pourrait jamais leur monter le coup. Et leurs têtes, aujourd’hui, n’en ornent pas moins maint hangar à pirogues.

« Je citerai au hasard Johnny Simons qui, vingt-six ans durant, avait commercé en Mélanésie. Il jurait ses grands Dieux qu’il lisait dans le cerveau des noirs comme dans un livre.

« Il ne trouva pas moins sa fin au lagon de Marovo, où il fut un beau jour : traitreusement abattu.

« Sa tête fut sciée selon les règles par une aimable moricaude et par un vieux nègre unijambiste, qui avait laissé le membre absent dans la gueule d’un requin, tandis qu’il plongeait pour aller chercher au fond de l’eau du poisson dynamité.

« Bien typique encore est le cas de Billy Wats, qui possédait une réputation solidement établie de tombeur de noirs et qui passait pour un homme à faire peur au diable en personne.

« Je me souviens que j’étais, comme lui, à l’ancre du cap Little, en Nouvelle-Irlande[3],

quand il lui fut volé une demi-caisse de tabac d’échange, lequel lui avait bien coûté dans les trois dollars et demi.

« En guise de représailles, il descendit à terre, tua six noirs à coups de fusil, brûla deux villages et brisa toutes les pirogues qui lui tombèrent sous la main.

« Eh bien, lui aussi, quatre ans après se fit occire !

« À ce même cap Little, il pêchait le bêche-de-mer en compagnie de cinquante hommes de Boukou, tranquillement et sans songer à mal. Car il s’était, soi-disant, réconcilié avec les indigènes.

« En un clin d’œil, il fut assailli, encerclé et tué, ainsi que tous ses gens, dont trois seulement parvinrent à s’échapper.

« Non, non, mille fois non ! ne me parlez pas de comprendre les noirs. La mission du blanc est d’être le fermier du monde et il n’a pas à s’attarder à des contingences aussi dangereuses qu’inutiles.

— Tout à fait d’accord, je le répète, déclara Roberts. Les noirs sont des brutes, qu’il convient de traiter en brutes.

« L’homme blanc n’a qu’à marcher de l’avant, hardiment. Rien de plus. Pas d’explications. Tel est son inévitable destin. Et c’est cela même qui fait sa grandeur.

« Dites à un blanc qu’il trouvera de la nacre dans un lagon infesté de cannibales. Il n’ira pas s’attarder à parlementer avec eux. Mais, solidement armé, il arrivera sur un méchant cotre de cinq tonneaux, muni d’un réveille-matin en guise de chronomètre.

« Et vlan ! Il commencera par une fusillade, voire une canonnade en règle. Après quoi, sa demi-douzaine de plongeurs canaques pourra, sans danser, entamer la besogne.

« Dans un autre ordre d’idées, le bruit court-il qu’un gisement d’or vient d’être découvert au Pôle Nord ? Notre blanc, sans s’inquiéter outre mesure des périls qu’il va braver, se mettra aussitôt en route, avec une pioche, une pelle et une provision de lard salé.

« Les uns laisseront leurs os en cours de route. Le reliquat atteindra son but et reviendra riche comme Crésus.

« Glissez dans le tuyau de l’oreille d’un blanc que les rouges remparts de l’Enfer sont constellés de diamants. Il n’hésitera pas un instant, mais s’élancera à l’assaut, bien décidé à emporter la place et à faire ensuite, à coups de trique, trimer pour lui Satan en personne.

« C’est idiot et magnifique à la fois. »

Le capitaine Woodward se prit à rire, d’un air entendu. De lointains souvenirs se mirent à luire dans ses prunelles et, après que Roberts eut mélangé trois nouveaux Abou-Hamed, il nous conta :

« Il y a de cela vingt ans, Saxtorph était son nom. Cela se passait à Apia, ici même où nous sommes aujourd’hui.

« Je n’ai jamais rencontré un homme plus dénué de toute culture intellectuelle. Il ne savait qu’une chose : tirer à point. À cela, par contre, il s’entendait admirablement et il était sur ce chapitre, inéluctable comme la mort même.

« J’étais alors second sur la Duchesse, une belle goélette de cent cinquante tonneaux, affectée au recrutement des noirs. J’étais descendu à terre et logeais à l’hôtel, que tenait un Hollandais, nommé Henry.

« C’est du passé, Roberts, que vous n’avez pas connu. Vous n’êtes venu que par la suite vous installer dans l’île. L’hôtel, qui était fort rudimentaire, n’existe plus. Il se trouvait sur la place actuelle du marché.

« Le Hollandais se livrait en outre à la contrebande des armes. Ce qui lui attira des ennuis. Il dut déguerpir un beau jour, passa en Australie et y fut tué, à Sydney, au cours d’une rixe dans un bar.

« Saxtorph, John Saxtorph exactement, un petit homme tout gris, aux cheveux gris, aux yeux gris, à la peau grise, à l’esprit non moins grisâtre, occupait une chambre voisine de la mienne.

« Une nuit, comme je venais de m’endormir, Je fus soudain réveillé par un couple de chats qui exécutait au-dehors une musique infernale, Je me levai et me dirigeai vers la fenêtre.

« Juste au même moment, j’entendis s’ouvrir la fenêtre voisine. Deux coups de feu furent rapidement tirés. Puis la fenêtre se referma.

« Le tout avait duré dix secondes, pas plus, et, sans comprendre ce qui s’était passé, je demeurais là, éberlué, me demandant si je n’avais pas rêvé. Toujours est-il que le concert était terminé. Je me recouchai.

« Pris de curiosité, le lendemain, dès l’aube, je m’en fus regarder les deux chats qui gisaient morts sur le sol.

« Les chats n’étaient pas des chats, mais deux noirs, qui avaient usé de ce stratagème ingénieux pour nous faire sortir, Saxtorph et moi, et nous régler notre compte.

« Cela, Saxtorph l’avait immédiatement deviné. Ou plutôt, il l’avait senti, sans raisonner. Me comprenez-vous ?

« La lueur des étoiles avait seule éclairé ses deux coups, qui s’étaient presque confondus et qui, tous deux, avaient porté. J’en étais émerveillé. Et il ne s’était même pas dérangé pour aller vérifier la justesse de son tir. Il le savait, mécaniquement, infaillible.

« Deux jours après, Saxtorph vint me rendre visite sur mon navire, que j’avais regagné et qui allait bientôt lever l’ancre.

« Il me déclara qu’il était actuellement dans une fâcheuse purée et me demanda si je voulais bien l’engager comme mousse, comme cuisinier, comme subrécargue, ou comme simple matelot[4].

« Il ignorait, m’avoua-t-il, le premier mot d’une quelconque de ces fonctions. Mais il m’assura qu’il ferait pour le mieux.

« Je ne lui cachai pas, de mon côté, que le métier de recruteur avait ses dangers. Il ne possédait alors, en effet, aucun statut légal. Nous ne pouvions compter, le cas échéant, sur aucune protection de la part des autorités constituées et, si nous entrions en affaires avec les noirs, que nous récoltions un peu partout dans les mers du Sud, c’était entièrement à nos risques et périls.

« Nous pouvions être estourbis par eux sans que personne y prêtât la moindre attention. Bref, le métier était rude et chaque croisière était susceptible d’un excellent rapport, de même que nous pouvions y périr.

« Saxtorph me répondit que les risques à courir lui étaient indifférents.

« Je n’avais en réalité nul besoin de lui, l’équipage étant au complet, Mais, eu égard à son exploit nocturne, je l’engageai comme matelot, avec un salaire de trois livres par mois.

« Nous mîmes à la voile et je ne tardai pas à m’apercevoir qu’il n’était propre à rien.

« Il était aussi incapable de nommer les trente-deux divisions de la rose des vents que je le serais moi-même de composer aucun des délicieux cocktails que nous avons devant nous.

« Il ne put jamais distinguer une écoute d’une manœuvre, une trinquette d’un tourmentin[5]. Et, quant à le mettre au gouvernail, dès que la mer était un peu grosse, il n’y fallait pas songer.

« Je peux dire que son éducation, à laquelle je m’acharnai en vain, est responsable de mes premiers cheveux blancs.

« Par trois fois, il se laissa tomber par-dessus bord. Et, comme il ne savait pas nager, c’est miracle s’il put être repêché.

« C’était lui certainement qui, dans des cas semblables, se faisait le moins de bile. Il n’avait pas non plus le mal de mer et souriait béatement au milieu des pires tempêtes.

« Peu communicatif, il ne contait rien, à personne, de son passé. L’existence datait pour lui de son engagement sur la Duchesse. Par son accent nasillard, nous sûmes seulement que c’était un Yankee. Et c’est tout ce que nous pûmes jamais connaître de ce bizarre personnage. Où avait-il appris à tirer comme il excellait à le faire ? Les étoiles seules le savaient.

« J’arrive maintenant au cœur de mon récit.

« La chance ne nous avait pas favorisés parmi les Nouvelles-Hébrides, où nous n’avions en cinq semaines embauché que quatorze noirs et, poussés par le vent du Sud-Est, nous filions vers les Salomon.

« Alors, comme aujourd’hui, Malaïta était un bon terrain de recrutement et nous nous dirigeâmes vers Malou, à la pointe Nord-Ouest de l’île.

« Le mouillage, dont deux dangereux récifs défendent l’accès, l’un vers la pleine mer, le second à proximité immédiate de la côte, y est des plus difficiles.

« Quoi qu’il en soit, nous menâmes à bonne fin l’opération et, par un coup de dynamite, nous invitâmes à se présenter les noirs-qui étaient disposés à contracter un engagement.

« Une armée de pirogues, portant des centaines de têtes crépues, entourèrent bientôt le navire. Nous leur exhibâmes des grains de colliers, du calicot, des hachettes, ainsi que divers autres objets susceptibles de les amadouer.

« Et du pont de la Duchesse, nous criâmes les délices du travail sur les plantations de Samoa.

« Mais, pour toute réponse, les noirs se contentèrent de rire. Il en fut ainsi trois jours durant.

« Le quatrième jour, un revirement se produisit. Une cinquantaine d’entre eux se présentèrent et ils signèrent un engagement, dans les formes accoutumées. C’était superbe !

« Ils furent logés dans la grande cale, avec permission, selon l’usage, de se balader sur le pont.

« À la réflexion, cet engagement massif aurait dû éveiller notre défiance. Mais nous pensâmes, sur le moment, que quelque chef puissant était intervenu. Il avait sans doute donné des ordres, auxquels on avait obéi.

« Le matin du cinquième jour, deux de nos canots se rendirent à terre. Ils emmenaient avec eux le capitaine, le subrécargue, l’agent spécial de recrutement, qui escomptait de nouveaux succès, et mon collègue, le deuxième lieutenant. La majeure partie de l’équipage, des indigènes des îles Gilbert, avait pareillement embarqué, pour le plaisir de se dégourdir les jambes.

« Par précaution, les deux canots étaient armés, quoiqu’il ne fût rien prévu de fâcheux.

« Saxtorph et moi, nous étions demeurés seuls sur la goélette, avec quatre matelots et en compagnie des cinquante noirs embauchés la veille, qui, désœuvrés, flânaient sur le pont, fumant, jacassant entre eux, dormant ou feignant de dormir.

« Trois des matelots étaient occupés à l’arrière, avec Saxtorph, à gratter et à nettoyer la lisse.

« Le quatrième matelot, le fusil sur l’épaule, montait la garde près du réservoir d’eau, au pied du grand mât. J’étais à l’avant.

« Je me baissais pour ramasser ma pipe, que j’avais posée par terre, lorsque j’entendis un coup de feu tiré du côté du rivage.

« Je me redressai aussitôt, pour me rendre compte de quoi il s’agissait.

« Au même moment, je sentis derrière la tête un coup violent, qui m’étourdit à moitié et me fit choir sur le pont.

« Ma première pensée fut qu’un agrès était accidentellement tombé du gréement. Mais l’instant d’après, j’entendis, provenant nettement des canots, les détonations d’une violente fusillade.

« Et comme, appuyé sur mon coude, je faisais effort pour me relever, j’aperçus devant moi le matelot de garde, immobilisé par deux des recrues, qui lui tenaient les bras, tandis que, par derrière, un troisième noir lui brisait le crâne d’un coup de tomahawk.

« Il me semble encore voir la scène : le réservoir à eau, au pied du grand mât ; l’homme rendu impuissant par les deux coquins, accrochés à lui, et le tomahawk s’abattant sur sa tête, dans le soleil aveuglant.

« Effroyable et rapide vision de mort, qui me sembla durer une éternité.

« Les jambes de l’homme se dérobèrent sous lui et il s’affaissa. Les deux noirs se laissèrent tomber avec lui, sans le lâcher, et deux coups supplémentaires parachevèrent l’œuvre commencée.

« Après quoi, les noirs coupèrent fort proprement la tête de leur victime. Ils étaient, évidemment, on ne peut plus experts en ce genre de travail.

« simultanément, je recevais moi-même un nouveau coup sur l’occiput. Je m’effondrai sans plus bouger, et la brute qui avait frappé crut en avoir fini avec ma personne.

« Je vivais encore, cependant, et je me rendis compte que la fusillade provenant des canots avait cessé. J’en conclus que, pour mes anciens compagnons comme pour moi, tout était fini.

« Je ne doutais pas qu’à bref délai mon tour allait venir d’avoir la tête tranchée. Je réussis à ramper sur les mains et sur les genoux jusqu’au cabestan, et je vis que justement l’opération se pratiquait sur les trois derniers matelots, auxquels J’avais donné mes ordres durant des mois et qui, désarmés, avaient été facilement terrassés.

« Les têtes coupées sont, à Malaïta, un objet prisé entre tous. Les indigènes d’eau salée[6], après les avoir soigneusement enfumées, se font gloire d’en orner leurs hangars à pirogues. Les broussards en décorent leurs huttes, avec un non moindre orgueil. Et les têtes de blancs font prime. La place d’honneur leur est réservée.

« Par un miracle invraisemblable, je parvins à me remettre debout. Les quatre têtes coupées étaient rangées en ordre, sur le toit de la grande cabine.

« Stupéfaits en m’apercevant, les noirs se ruèrent dans ma direction. Je cherchai mon revolver, à ma ceinture. On me l’avait enlevé. À maintes reprises déjà, j’avais frôlé la mort de bien près. Mais j’étais de plus en plus persuadé que, cette fois, j’allais y passer.

« Un des noirs, qui semblait le chef de bande, était muni d’un lourd couperet, chipé par lui à la cuisine du navire. Et, grimaçant comme un singe, il était à deux pas devant moi, qui titubais tel un homme ivre.

« Le couperet se leva, mais ne s’abattit point. Ce fut le noir qui s’écroula soudain sur le pont, comme une masse, tandis que le sang lui jaillissait de la bouche.

« Une détonation venait de retentir, bientôt suivie de plusieurs autres. Et, comme des quilles, les noirs s’abattaient les uns après les autres. Pas un coup ne ratait. Pif ! Un noir tombait, Paf ! Un autre suivait.

« Je m’assis sur le pont et regardai en l’air d’où provenaient les coups. Et je découvris Saxtorph, perché sur la hune du mât d’artimon.

« Comment s’était-il hissé à cette hauteur avec deux Winchesters et je ne sais combien de bandes de cartouches ? C’était à ne pas croire. Mais le certain est qu’il s’y trouvait et qu’il opérait.

« Tirer, voilà tout ce qu’il savait sur cette terre. Et il tirait !

« Il m’avait été donné déjà, dans ma vie, d’assister à des tirs meurtriers. Mais le numéro était sensationnel, J’en demeurais ahuri et, faible comme je l’étais, je me croyais être le jouet d’un rêve.

« Quand une douzaine de noirs eurent été ainsi démolis, le reliquat sembla paralysé. Personne ne bougea plus. Aucun n’osait faire un pas, ni en avant, ni en arrière !

« Nous n’étions pas au bout.

« Voici que, du rivage, je vois les deux canots capturés se diriger vers la goélette. Ils étaient déchargés de ceux qui les montaient, leurs cadavres ayant été jetés par-dessus bord.

« Ils étaient occupés maintenant par des têtes crépues, armées de tous les Winchesters et de tous les Sniders dont elles s’étaient emparées, et une fusillade en règle se déchaînait vers Saxtorph.

« Heureusement, les noirs sont, de loin, de mauvais tireurs. Ils ne savent pas épauler. Quand ils se servent d’un fusil, c’est toujours à courte distance et en appuyant l’arme sur la hanche.

« Saxtorph, au contraire, sans rater un seul coup, continuait à canarder ces nouveaux ennemis.

« Quand un de ses fusils lui brûlait les doigts, il le reposait pour le laisser refroidir et utilisait l’autre. Le massacre accompli par lui était terrifiant.

« Si bien que les noirs, pris de panique, abandonnant précipitamment les canots, qu’ils firent chavirer, se jetèrent à l’eau afin de regagner la terre à la nage.

« La mer était tapissée de leurs têtes, qui flottaient comme des bouchons.

« Et Saxtorph tirait toujours. À chaque claquement de son fusil, une tête s’enfonçait dans les flots, pour ne plus reparaître.

« Certains de ses coups à longue portée furent ébouriffants. Un des noirs allait atteindre la terre et n’avait plus d’eau que jusqu’à mi-jambe. Une balle le faucha. Deux de ses congénères arrivèrent en courant pour le repêcher. Leur sort fut identique.

« Sur le navire, une vingtaine de recrues qui s’étaient réfugiées dans la cale tentèrent d’en sortir et, bondissant vers la lisse, de s’élancer dans la mer, Pas une n’y réussit. Dès qu’un noir surgissait d’une écoutille, le fusil claquait et le corps tombait. On eût dit un tir aux pigeons.

« Saxtorph attendit encore quelques minutes, puis descendit de son perchoir et vint me rejoindre. Lui et moi étions les seuls survivants de l’équipage de la Duchesse.

« J’étais physiquement en piteux état et Saxtorph, n’ayant plus à tirer, ne savait que faire de ses mains.

« Je lui expliquai qu’il était nécessaire, tout d’abord, de me laver le cuir chevelu avec de l’eau oxygénée, qu’il mit un temps invraisemblable à quérir dans la boîte à pharmacie, puis de me bander la tête.

« Il opérait si maladroitement que je m’évanouis à nouveau. Quand je repris mes sens, je bus un bon coup de whisky, qui me ravigota.

« Étendu à l’ombre et chassant les mouches qui s’acharnaient sur moi, je vis Saxtorph qui était assis sur la lisse, Il paraissait fort embêté et attendait mes ordres.

« Que faire ?, Je me le demandais moi-même. Je ne pouvais, flanqué de ce butor, songer à hisser les voiles et à remettre en marche la goélette.

« Parmi les morts qui jonchaient le pont, je commandai à Saxtorph d’examiner les blessés et de trier, parmi eux, ceux qui pouvaient être utilisés.

« Il en ramassa six en tout, les uns avec une jambe brisée, les autres avec un bras cassé, et pareillement incapables de rendre le moindre service.

« Saxtorph tenta vainement, à grands coups de pied dans le derrière, de galvaniser son équipe d’éclopés. Les pauvres bougres tiraient de leur mieux sur les manœuvres, mais sans résultat appréciable.

« L’un d’eux, en halant, tomba soudain à la renverse. Il était claqué. Il fallait renoncer.

« Afin de déblayer le pont qui, inondé de sang, ressemblait à un étal de boucher, je décidai d’expédier à la mer morts et blessés. Et les requins, accourus pour dévorer les cadavres des chaloupes, continuèrent à faire bombance.

« Dans la cale, que nous explorâmes ensuite, Saxtorph et moi, nous dénichâmes cinq recrues, tremblantes comme la feuille et qui demeuraient cachées là. Elles allaient, à la bonne heure, nous constituer un équipage de fortune !

« Mais à peine les cinq noirs pourchassés par nous furent-ils remontés à l’air libre, qu’ils se hâtèrent de nous fausser compagnie et de piquer une tête dans l’élément liquide.

« À coups de revolver Saxtorph en tua deux, entre le ciel et l’eau. Et il aurait agi de même avec les trois autres, si je n’avais retenu son bras. J’étais écœuré de cet interminable massacre.

« Ma pitié fut d’ailleurs inutile et, suppléant aux alles de Saxtorph, les requins se régalèrent derechef des trois fuyards.

« Nous restâmes en panne, un mois durant, jusqu’à ce qu’un navire qui passait au large eut aperçu nos signaux et fût venu nous prendre en remorque pour nous conduire à Sydney.

« Non sans une dernière sottise de cet imbécile de Saxtorph. Comme je lui ordonnais de hisser l’ancre pour nous démarrer, il fila, au contraire, l’ancre de secours que par un double travail il fallut ensuite remonter.

« Je lui pardonnai, toutefois, car il avait, aux gens de Malou, solidement inculqué la crainte du blanc. »

Roberts sifflota longuement son approbation.

« Quant à moi, ajouta le capitaine Woodward, en cours de route pour Sydney, je me payai une fièvre cérébrale carabinée.

— Ce n’est pas surprenant, confirma Roberts. Mais, depuis, qu’est devenu Saxtorph ?

— Il s’adonna à la chasse aux phoques dans les mers du Nord et y devint un as. Six ans durant, on ne parla que de lui avec admiration, aussi bien parmi les flottilles de Melbourne que parmi celles de San-Francisco.

« La septième année, la goélette qu’il montait fut saisie dans la Mer de Behring par un croiseur russe, Comme opérant illégalement dans les eaux littorales du territoire sibérien.

« Tout l’équipage fut fait prisonnier, dit-on, et jeté dans les mines de sel souterraines du Kamtchatka. Toujours est-il que, de Saxtorph, je n’ai plus jamais entendu patler.

— Fermiers du monde… murmura Roberts. Fermiers du monde ! Buvons un coup à leur santé. Il faut bien que quelqu’un joue ce rôle ici-bas, »

Le capitaine Woodward frotta, en guise de conclusion, les cicatrices profondes de son crâne chauve.

« En ce qui me concerne, opina-t-il, j’estime que depuis quarante ans que j’exerce ce métier, j’en ai largement mon compte.

« Ce voyage est le dernier. Quand il sera terminé, je regagnerai mes pénates, pour ne plus les quitter.

— Hum ! Hum ! rétorqua Roberts, je parie toutes les consommations que nous venons d’absorber que vous vous vantez. Vous mourrez sous le harnais et non dans un fauteuil.

— J’accepte, riposta vivement le capitaine Woodward. Car vous perdrez. »

Mais, personnellement, j’estime que toutes les chances sont du côté de Charley Roberts,

  1. Rappelons que, depuis la guerre 1914-1918, les îles Samoa sont devenues, en majeure partie, possessions britanniques. Le reliquat appartient aux Etats-Unis.
  2. La Nouvelle-Guinée, ou Papouasie, est une grande île océanienne, située au Nord de l’Australie. Elle appartient moitié à la Hollande, moitié à l’Angleterre
  3. La Nouvelle-Irlande, ancien « Nouveau-Mecklembourg », dans l’Archipel Bismarck, est, depuis 1919, sous le mandat australien.
  4. Le subrécargue, sur un navire, a pour emploi de veiller sur la cargaison.
  5. Les écoutes sont les cordages attachés aux coins inférieurs des voiles, Les manœuvres sont les cordages ordinaires, « courants ou dormants », Les trinquettes sont des voiles triangulaires, portées par la « vergue de trinquet », et les tourmentins sont de petits focs utilisés en cas de tourmente.
  6. Les indigènes « d’eau salée » sont ceux qui habitent en bordure de la mer. Les « broussards » gîtent dans la brousse, à l’intérieur de l’île.