Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 662

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 148-150).
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662. — À M. L’ABBÉ D’OLIVET.
À Cirey, ce 18 octobre.

Fiet Aristarchus · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

(Hor., de Arte poet., v. 430.)

Vous êtes, mon très-cher abbé, le meilleur ami et le meilleur critique qu’il y ait au monde. Que n’avez-vous eu la bonté de relire la Henriade avec les mêmes yeux ! La nouvelle édition est achevée ; vous m’auriez corrigé bien des fautes, vous les auriez changées en beautés.

Venons à notre ode[1]. Aimez-vous mieux ce commencement :

L’Etna renferme le tonnerre
Dans ses épouvantables flancs ;
Il vomit le feu sur la terre,
Il dévore ses habitants.
Le tigre, acharné sur sa proie,
Sent d’une impitoyable joie
Son âme horrible s’enflammer.
Notre cœur n’est point né sauvage ;
Grands dieux ! si l’homme est votre image,
Il n’était fait que pour aimer.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Colbert, ton heureuse industrie
Sera plus chère à nos neveux
Que la politique inflexible
De Louvois, prudent et terrible.
Qui brûlait le Palatinat,

OU,

De Louvois, dont la main terrible
Embrasait le Palatinat.

Avec ces changements et les autres que vous souhaitez, pensez-vous que l’ouvrage doive risquer le grand jour ? Pensez-vous que vous puissiez l’opposer à l’ode de M. Racine[2] ? Parlez-moi donc un peu du fond de la pièce, et parlez-moi toujours en ami. Si vous voulez, je vous enverrai de temps en temps quelques-unes de mes folies. Je m’égaye encore à faire des vers, même en étudiant Newton. Je suis occupé actuellement à savoir ce que pèse le soleil. C’est bien là une autre folie. Qu’importe ce qu’il pèse, me direz-vous, pourvu que nous en jouissions ? Oh ! il importe fort pour nous autres songe-creux, car cela tient au grand principe de là gravitation. Mon cher ami, mon cher maître. Newton est le plus grand homme qui ait jamais été, mais le plus grand, de façon que les géants de l’antiquité sont auprès de lui des enfants qui jouent à la fossette.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Et omnes
Prœcellit stellas exortus uti œthereus sol.

(Lucr, lib. III, v. 1056-57.)

Dicendum est Deus ipse fuit, Deus…

(Lucr., lib. V, v. 8.)

Cependant ne nous décourageons point ; cueillons quelques fleurs dans ce monde, qu’il a mesuré, qu’il a pesé, qu’il a seul connu. Jouons sous les bras de cet Atlas qui porte le ciel : faisons des drames, des odes, des guenilles. Amiez-moi, consolez-moi d’être si petit. Adieu, mon cher ami, mon cher maître.

  1. Voyez, tome VIII, page 434, l’Ode sur la Paix de 1736.
  2. Louis Racine avait le premier chanté la paix de 1736, dans son Ode sur la Paix. Paris, Guérin, 1736, in-8o.