Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1621

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 259-260).
1621. — À M. DE MAUPERTUIS.
À Brunswick, le 16 octobre.

J’ai reçu dans mes courses la lettre où mon cher aplatisseur de ce globe daigne se souvenir de moi avec tant d’amitié. Est-il possible que je ne vous aie jamais vu que comme un météore toujours brillant et toujours fuyant de moi ? N’aurai-je pas la consolation de vous embrasser à Paris ?

J’ai fait vos compliments à vos amis de Berlin, c’est-à-dire à toute la cour, et particulièrement à, M. de Valori. Vous êtes là, comme ailleurs, aimé et regretté. On m’a mené à l’Académie de Berlin, où le médecin Eller[1] a fait des expériences par lesquelles il croit faire croire qu’il change l’eau en air élastique ; mais j’ai été encore plus frappé de l’opéra de Titus, qui est un chef-d’œuvre de musique[2]. C’est, sans vanité, une galanterie que le roi m’a faite, ou plutôt à lui il a voulu que je l’admirasse dans sa gloire.

Sa salle d’opéra est la plus belle de l’Europe. Charlottenbourg est un séjour délicieux ; Frédéric en fait les honneurs, et le roi n’en sait rien. Le roi n’a pas encore fait tout ce qu’il voulait ; mais sa cour, quand il veut bien avoir une cour, respire la magnificence et le plaisir.

On vit à Potsdam comme dans le château d’un seigneur français qui a de l’esprit, en dépit du grand bataillon des gardes, qui me parait le plus terrible bataillon de ce monde.

Jordan ressemble toujours à Ragotin[3] ; mais c’est Ragotin bon garçon et discret, avec seize cents écus d’Allemagne de pension. D’Argens est chambellan, avec une clef d’or à sa poche et cent louis dedans payés par mois. Chazot[4], ce Chazot que vous avez vu maudissant la destinée, doit la bénir ; il est major, et a un gros escadron qui lui vaut environ seize mille livres au moins par an. Il l’a bien mérité, ayant sauvé le bagage du roi à la dernière bataille[5].

Je pourrais, dans ma sphère pacifique, jouir aussi des bontés du roi de Prusse, mais vous savez qu’une plus grande souveraine, nommée Mme  du Châtelet, me rappelle à Paris[6]. Je suis comme ces Grecs qui renonçaient à la cour du grand roi pour venir être honnis par le peuple d’Athènes.

J’ai passé quelques jours à Baireuth. Son Altesse royale m’a bien parlé de vous. Baireuth est une retraite délicieuse où l’on jouit de tout ce qu’une cour a d’agréable, sans les incommodités de la grandeur. Brunswick, où je suis, a une autre espèce de charme : c’est un voyage céleste où je passe de planète en planète, pour revoir enfin ce tumultueux Paris, où je serai très-malheureux si je ne vois pas l’unique Maupertuis, que j’admire et que j’aime pour toute ma vie.

  1. Jean-Théodore Eller, né en 1689, mort en 1760. Il était premier médecin du roi de Prusse, et l’un des membres les plus laborieux de l’Académie des sciences de Berlin.
  2. Voyez lettre 1618.
  3. Personnage du Roman comique de Scarron.
  4. Il est question du chevalier de Chazot dans les lettres des 14 novembre et 24 décembre 1751, à Mme  Denis.
  5. Celle de Czaslaw, livrée le 17 mai 1742.
  6. Mme  du Châtelet, après avoir fait un voyage secret à Paris, vers le commencement d’octobre 1743, était revenue à Bruxelles, et elle se trouvait dans cette dernière ville quand Voltaire écrivit à Maupertuis. Elle n’avait pas revu Voltaire depuis le 15 ou le 20 juin précédent, et elle ne recevait de lui que peu de lettres, la plupart fort courtes. C’est du moins ce dont elle se plaint dans sa correspondance d’octobre 1743 avec d’Argental.