Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 1958

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Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 1-2).
1958 — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 5 mars.

Il y a de quoi purger toute la France avec les pilules[1] que vous me demandez, et de quoi tuer vos trois Académies. Ne vous imaginez pas que ces pilules soient des dragées ; vous pourriez vous y tromper. J’ai ordonné à Darget[2] de vous envoyer de ces pilules qui ont une si grande réputation en France, et que le défunt Stahl faisait faire par son cocher ; il n’y a ici que les femmes grosses qui s’en servent. Vous êtes, en vérité, bien singulier de me demander des remèdes, à moi qui fus toujours incrédule en fait de médecine.


Quoi ! vous avez l’esprit crédule
À l’égard de vos médecins,
Qui, pour vous dorer la pilule,
N’en sont pas moins des assassins !
Vous n’avez plus qu’un pas à faire,
Et je vois mon dévot Voltaire
Nasiller chez les capucins[3].

Faites ce que vous pourrez pour vous guérir : il n’y a de vrai bien en ce monde que la santé ; que ce soient les pilules, le séné, ou les clystères, qui vous rétablissent, peu importe ; les moyens sont indifférents, pourvu que j’aie encore le plaisir de vous entendre, car il ne sera plus possible de vous voir ; vous devez être tout à fait invisible à présent.


Malgré la Sorbonne plénière,
J’avais fermement dans l’esprit
Que l’homme n’est qu’une matière
Qui naît, végète, et se détruit ;
De cette opinion qu’on blâme
Je reconnais enfin les torts :
Car j’admire votre belle âme,
Et je ne vous crois plus de corps.

Je vous envoie encore une Épître qui contient l’apologie[4] de ces pauvres rois contre lesquels tout l’univers glose, en enviant cent fois leur fortune prétendue. J’ai d’autres ouvrages que je vous enverrai successivement ; c’est mon délassement que de faire des vers. Si je pèche du côté de l’élocution, du moins trouverez-vous des choses dans mes Épîtres, et point de ce paralogisme vain, de cette crème fouettée qui n’étale que des mots et point de pensées. Ce n’est qu’à vous autres, Virgiles et Horaces français, qu’il est permis d’employer cet heureux choix de mots harmonieux[5], cette variété de tours, de passer naturellement du style sérieux à l’enjoué, et d’allier les fleurs de l’éloquence aux fruits du bon sens.

Nous autres étrangers, qui ne renonçons pas pour notre part à la raison, nous sentons cependant que nous ne pouvons jamais atteindre à l’élégance et à la pureté que demandent les lois rigoureuses de la poésie française. Cette étude demande un homme tout entier ; mille devoirs, mille occupations, me distraient. Je suis un galérien enchaîné sur le vaisseau de l’État, ou comme un pilote qui n’ose ni quitter le gouvernail, ni s’endormir, sans craindre le sort du malheureux Palinure[6]. Les Muses demandent des retraites et une entière égalité d’âme dont je ne peux presque jouir. Souvent, après avoir fait trois vers, on m’interrompt ; ma muse se refroidit, et mon esprit ne se remonte pas facilement. Il y a de certaines âmes privilégiées qui font des vers dans le tumulte des cours comme dans la retraite de Cirey, dans les prisons de la Bastille comme sur des paillasses en voyage ; la mienne n’a pas l’honneur d’être de ce nombre : c’est un ananas qui porte dans des serres, et qui périt en plein air.

Adieu ; passez par tous les remèdes que vous voudrez, mais surtout ne trompez pas mes espérances, et venez me voir. Je vous promets une couronne nouvelle de nos plus beaux lauriers, une fillette pucelle à votre usage, et des vers en votre honneur.

  1. Voyez les lettres 1862, 1972, 1977.
  2. Voyez une note sur la lettre 1947.
  3. Voltaire fut, en 1770, agrégé à l’ordre des capucins ; voyez, tome VIII, les Stances à Saurin.
  4. L’Apologie des rois, épître à Darget.
  5. Boileau, Art poétique, I, 109.
  6. Voyez le livre VI de l’Enéide.