Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 2007

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Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 56-58).
2007. — À FRÉDÉRIC II. ROI DE PRUSSE.
À Lunéville en Lorraine, ce 31 août.

Sire, j’ai le bonheur de recevoir votre lettre[1] datée de votre Tusculum de Sans-Souci, du Linterne de Scipion. Je suis bien consolé que mon agonie vous amuse. Ceci est le chant du cygne ; je fais les derniers efforts. J’ai achevé l’esquisse entière de Catilina, telle que Votre Majesté en a vu les prémices dans le premier acte. J’ai depuis commencé la tragédie d’Électre[2], que je voudrais bien venir au plus vite achever à Sans-Souci. Je roule aussi de petits projets dans ma tête, pour donner plus de force et d’énergie à notre langue, et je pense que si Votre Majesté voulait m’aider, nous pourrions faire l’aumône à cette langue française, à cette gueuse pincée et dédaigneuse qui se complaît dans son indigence. Votre Majesté saura qu’ à la dernière séance de notre Académie, où je me trouvai pour l’élection du maréchal de Belle-Isle, je proposai cette petite question : « Peut-on dire un homme soudain dans ses transports, dans ses résolutions, dans sa colère, comme on dit un événement soudain ? — Non, répondit-on ; car soudain n’appartient qu’aux choses inanimées. — Eh, messieurs ! l’éloquence ne consiste-t-elle pas à transporter les mots d’une espèce dans une autre ? N’est-ce pas à elle d’animer tout ? Messieurs, il n’y a rien d’inanimé pour les hommes éloquents. » J’eus beau faire, sire, Fontenelle, le cardinal de Rohan, mon ami l’ancien évéque de Mirepoix, jusqu’à l’abbé d’Olivet, tout fut contre moi. Je n’eus que deux suffrages pour mon soudain.

Croit-on, sire, que si M. Bestucheff, ou Bartenstein, disait de Votre Majesté :


Profond dans ses desseins, soudain dans ses efforts,
De notre politique il rompt tous les ressorts ;


croit-on, dis-je, que Bartenstein, ou Bestuchefî, s’exprimât d’une manière peu correcte ? Si on laisse faire l’Académie, elle appauvrira notre langue, et je propose à Votre Majesté de l’enrichir. Il n’y a que le génie qui soit assez riche pour faire de telles entreprises. Le purisme est toujours pauvre.

Mme du Châtelet n’est point encore accouchée ; elle a plus de peine à mettre au monde un enfant qu’un livre. Tous nos accouchements, sire, à nous autres poètes, sont plus difficiles à mesure que nous voulons faire de bonne besogne. Les vers didactiques surtout se font beaucoup plus difficilement que les autres. Belle matière à dissertation quand je serai à vos pieds !

Mais voici un autre cas : il s’agit ici de prose. Votre Majesté se souvient d’un certain Anti-Machiavel, dont on a fait une vingtaine d’éditions. Une de ces éditions est tombée entre les mains du roi à la cour de qui on accouche. Il y a deux endroits[3] où l’on rend une justice un peu sévère au roi de Suède, et où le monarque dont j’ai l’honneur de vous parler est traité un peu légèrement. Il y est infiniment sensible, et d’autant plus qu’il sent bien que le coup part d’une main trop respectable et faite pour peser les hommes. Vous vous en tirerez, sire, comme vous voudrez, parce que les héros ont toujours beau jeu ; mais moi, qui ne suis qu’un pauvre diable, j’essuie tout l’orage ; et l’orage a été assez fort.

Autre affaire. Il a plu à mon cher Isaac-Onitz[4], fort aimable chambellan de Votre Majesté, et que j’aime de tout mon cœur, d’imprimer que j’étais très-mal dans votre cour. Je ne sais pas trop sur quoi fondé, mais la chose est moulée[5] et je le pardonne de tout mon cœur à un homme que je regarde comme le meilleur enfant du monde. Mais, sire, si le maître de la chapelle du pape avait imprimé que je ne suis pas bien auprès du pape, je demanderais des agnus et des bénédictions à Sa Sainteté. Votre Majesté m’a daigné donner des pilules qui m’ont fait beaucoup de bien : c’est un grand point ; mais si elle daigne m’envoyer une demi-aune de ruban noir[6] cela me servirait mieux qu’un scapulaire. Le roi auprès de qui je suis ne peut m’empêcher de courir vous remercier. Personne ne pourra me retenir. Ce n’est pas assurément que j’aie besoin d’être mené en laisse par vos faveurs, et je vous jure que j’irai bien me mettre aux pieds de Votre Majesté sans ficelle et sans ruban. Mais je peux assurer Votre Majesté que le souverain de Lunéville a besoin de ce prétexte pour n’être pas fâché contre moi de ce voyage. Il a fait une espèce de marché avec Mme du Châtelet, et je suis, moi, une des clauses du marché. Je suis logé dans sa maison, et tout libre qu’est un animal de ma sorte, il doit quelque chose au beau-père de son maître. Voilà mes raisons, sire. J’ajouterai que je vous étais tendrement attaché avant qu’aucun de ceux que vous avez comblés de vos bienfaits eût été connu de Votre Majesté, et je vous demande une marque qui puisse apprendre à Lunéville et sur la route de Berlin que tous daignez m’aimer. Permettez-moi encore de dire que la charge[7] que je possède auprès du roi mon maître, étant un ancien office de là couronne qui donne les droits de la plus ancienne noblesse, est non-seulement très-compatible avec cet honneur que j’ose demander, mais m’en rend plus susceptible. Enfin c’est l’Ordre du mérite, et je veux tenir mon mérite de vos bontés. Au reste, je me dispose à partir le mois d’octobre ; et, que j’aie du mérite ou non, je suis à vos pieds.

  1. La lettre du 15 août,
  2. Oreste. — Cette pièce, commencée après Rome sauvée, fut représentée, plus de deux ans avant elle, au Théâtre-Français.
  3. Chap. iii et viii de l’Anti-Machiavel.
  4. Le marquis d’Argens ; voyez une note de la lettre 661.
  5. Voyez plus bas les troisième et quatrième alinéas de la lettre 2033.
  6. Voyez les lettres à Frédéric des 15 octobre et 10 novembre.
  7. Celle de gentilhomme ordinaire de la chambre, accordée à Voltaire en 1745.