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Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2138

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 189-190).

2138. — AU MARQUIS DE THIBOUVILLE.
À Potsdam, ce 24 octobre.

Non-seulement je suis un transfuge, mon cher Catilina, mais j’ai encore tout l’air d’être un paresseux. Je m’excuserai d’abord sur ma paresse, en vous disant que j’ai travaillé à Rome sauvée, que je me suis avisé de faire un opéra italien[1] de la tragédie de Sémiramis, que j’ai corrigé presque tous mes ouvrages, et tout cela sans compter le temps perdu à apprendre le peu d’allemand qu’il faut pour n’être pas à quia en voyage, chose assez difficile à mon âge. Vous trouverez fort ridicule, et moi aussi, qu’à cinquante-six ans l’auteur de la Henriade s’avise de vouloir parler allemand[2] à des servantes de cabaret ; mais vous me faites des reproches un peu plus vifs que je ne mérite assurément pas. Ma transmigration a coûté beaucoup à mon cœur ; mais elle a des motifs si raisonnables, si légitimes, et, j’ose le dire, si respectables, qu’en me plaignant de n’être plus en France, personne ne peut m’en blâmer. J’espère avoir le bonheur de vous embrasser vers la fin de novembre. Catilina et le Duc d’Alençon se recommanderont à vos bonnes grâces, dans mon grenier[3], et les nouveaux rôles de Rome sauvée arriveront à ma nièce dans peu de temps ; je n’attends qu’une occasion pour les lui faire parvenir. Comment puis-je mieux mériter ma grâce auprès de vous que par deux tragédies et un théâtre ? Nous étions faits pour courir les champs ensemble, comme les anciens troubadours. Je bâtis un théâtre, je fais jouer la comédie partout où je me trouve, à Berlin, à Potsdam. C’est une chose plaisante d’avoir trouvé un prince et une princesse de Prusse[4], tous deux de la taille de Mlle Gaussin, déclamant sans aucun accent et avec beaucoup de grâce. Mlle Gaussin est, à la vérité, supérieure à la princesse ; mais celle-ci a de grands yeux bleus qui ne laissent pas d’avoir leur mérite. Je me trouve ici en France. On ne parle que notre langue. L’allemand est pour les soldats et pour les chevaux ; il n’est nécessaire que pour la route. En qualité de bon patriote, je suis un peu flatté de voir ce petit hommage qu’on rend à notre patrie, à trois cents lieues de Paris. Je trouve des gens élevés à Königsberg qui savent mes vers par cœur, qui ne sont point jaloux, qui ne cherchent point à me faire des niches.

À l’égard de la vie que je mène auprès du roi, je ne vous en ferai point le détail ; c’est le paradis des philosophes ; cela est au-dessus de toute expression. C’est César, c’est Marc-Aurèle, c’est Julien, c’est quelquefois l’abbé de Chaulieu, avec qui on soupe ; c’est le charme de la retraite, c’est la liberté de la campagne, avec tous les petits agréments de la vie qu’un seigneur de château, qui est roi, peut procurer à ses très-humbles convives. Pardonnez-moi donc, mon cher Catilina, et croyez que quand je vous aurai parlé, vous me pardonnerez bien davantage. Dites à César[5] les choses les plus tendres. Gardez avec César un secret inviolable ; cela est de conséquence. Bonsoir ; je vous embrasse tendrement.

  1. Voltaire, dans sa lettre à d’Argental du 29 octobre 1754, dit que la margrave de Baireuth a fait de la tragédie de Sémiramis un opéra italien ; il est à croire qu’il l’aura corrigé, et que c’est de cet opéra qu’il parle ici.
  2. L’auteur de la Henriade, vers 1751 ou 17522, écrivit quelques lettres en allemand ; le baron Charles d’Arnim, chambellan au service du roi de Prusse d’aujourd’hui, m’a dit en 1825 avoir vu une de ces lettres. (Cl.)
  3. Son théâtre de la rue Traversière.
  4. Le prince Henri et la princesse Amélie.
  5. Lekain ; voyez la lettre 2105.