Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4840

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 43-44).

4840. — À M. D’ALEMBERT.
Février.

Si j’ai lu la belle jurisprudence de l’Inquisition[1] ! Et oui, mordieu, je l’ai lue, et elle a fait sur moi la même impression que fit le corps sanglant de César sur les Romains. Les hommes ne méritent pas de vivre, puisqu’il y a encore du bois et du feu, et qu’on ne s’en sert pas pour brûler ces monstres dans leurs infâmes repaires. Mon cher frère, embrassez en mon nom le digne frère qui a fait cet ouvrage excellent : puisse-t-il être traduit en portugais et en castillan ! Plus nous sommes attachés à la sainte religion de notre Sauveur Jésus-Christ, plus nous devons abhorrer l’abominable usage qu’on fait tous les jours de sa divine loi.

Il est bien à souhaiter que vos frères et vous donniez tous les mois quelque ouvrage édifiant qui achève d’établir le royaume du Christ, et de détruire les abus. Le trou du cul est quelque chose ; je voudrais qu’on mît en sentinelle un jésuite à cette porte de l’arche[2].

On a imprimé en Hollande le Testament de Jean Meslier ; ce n’est qu’un très petit Extrait du Testament de ce curé[3]. J’ai frémi d’horreur à la lecture. Le témoignage d’un curé qui, en mourant, demande pardon à Dieu d’avoir enseigné le christianisme peut mettre un grand poids dans la balance des libertins. Je vous enverrai un exemplaire de ce Testament de l’antechrist, puisque vous voulez le réfuter. Vous n’avez qu’à me mander par quelle voie vous voulez qu’il vous parvienne : il est écrit avec une simplicité grossière qui, par malheur, ressemble à la candeur. Vraiment il s’agit bien de Zulime et du Droit du Seigneur ou de l’Écueil du Sage, que le philosophe Crébillon a mutilé et estropié, croyant qu’il égorgeait un de mes enfants ! Jurez bien que cette petite bagatelle est d’un académicien de Dijon[4], et soyez sûr que vous direz la vérité. Mais ces misères ne doivent pas vous occuper ; il faut venir au secours de la sainte vérité, qu’on attaque de toutes parts. Engagez vos frères à prêter continuellement leur plume et leur voix à la défense du dépôt sacré.

Vous m’avez envoyé un beau livre de musique[5] à moi qui sais à peine solfier ; je l’ai vite mis es mains de notre nièce la virtuose.

Je suis le coq qui trouva une perle dans son fumier, et qui la porta au lapidaire. Mlle Corneille a une jolie voix ; mais elle ne peut comprendre ce que c’est qu’un dièse.

Pour son oncle le rabâcheur et le déclamateur, le cardinal de Bernis dit que je suis trop bon, et que je l’épargne trop.

J’ai fait très-sérieusement une très-grande perte dans l’impératrice de toutes les Russies.

On a assassiné Luc, et on l’a manqué ; on prétend qu’on sera plus heureux une autre fois. C’est un maître fou que ce Luc, un dangereux fou : il fera une mauvaise fin ; je vous l’ai toujours dit. Intérim, vale : te saluto in Christo Salvatore nostro.

  1. Le Manuel des Inquisiteurs, par Morellet ; voyez la note, tome XXV, page 105.
  2. Voyez la lettre 4816, deuxième paragraphe.
  3. Voyez tome XXIV, page 293.
  4. Voltaire était en effet de l’Académie de Dijon.
  5. Eléments de musique théorique et pratique sur les principes de M. Rameau, éclaircis, développés et simplifiés ; nouvelle édition, 1762, in-8o. La première édition de cet ouvrage de d’Alembert est de 1752.