Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4897

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4897. — AU SIEUR FEZ[1],
libraire d’avignon.
Aux Délices, 17 mai.

Vous me proposez, par votre lettre datée d’Avignon, du 30 d’avril, de me vendre pour mille écus l’édition entière d’un recueil de mes Erreurs sur les faits historiques et dogmatiques, que vous avez, dites-vous, imprimé en terre papale. Je suis obligé, en conscience, de vous avertir qu’en relisant, en dernier lieu, une nouvelle édition de mes ouvrages, j’ai découvert dans la précédente pour plus de deux mille écus d’erreurs ; et comme en qualité d’auteur je me suis probablement trompé de moitié à mon avantage, en voilà au moins pour 12,000 livres. Il est donc clair que je vous ferais tort de 9,000 francs si j’acceptais votre marché.

De plus, voyez ce que vous gagnerez au débit du Dogmatique ; c’est une chose qui intéresse particulièrement toutes les puissances qui sont en guerre, depuis la mer Baltique jusqu’à Gibraltar. Ainsi je ne suis pas étonné que vous me mandiez que l’ouvrage est désiré, universellement.


M. le général Laudon, et toute l’armée impériale, ne manqueront pas d’en prendre au moins trente mille exemplaires, que vous vendez, dites-vous, 2 livres pièce, ci.. 60,000 liv.
Le roi de Prusse, qui aime passionnément le Dogmatique, et qui en est occupé plus que jamais, en fera débiter à peu près la même quantité, ci. 60,000
Vous devez aussi compter beaucoup sur monseigneur le prince Ferdinand[2] ; car j’ai toujours remarqué, quand j’avais l’honneur de lui faire ma cour, qu’il était enchanté qu’on relevât mes erreurs dogmatiques ; ainsi vous pouvez lui on envoyer vingt mille exemplaires, ci 40,000
À l’égard de l’armée française, où l’on parle encore plus français que dans les armées autrichiennes et prussiennes, vous y en enverrez au moins cent mille exemplaires, qui, à 40 sous la pièce, font 200,000
Vous avez sans doute écrit à M. l’amiral Anson, qui vous procurera, en Angleterre et dans les colonies, le débit de cent mille de vos recueils, ci 200,000
Quant aux moines et aux théologiens, que le Dogmatique regarde plus particulièrement, vous ne pouvez en débiter auprès d’eux moins de trois cent mille dans toute l’Europe, ce qui forme tout d’un coup un objet de 600,000
Joignez à cette liste environ cent mille amateurs du Dogmatique parmi les séculiers, pose 200,000
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Somme totale 1,360,000 liv.

Sur quoi il y aura peut-être quelques frais, mais le produit net sera au moins d’un million pour vous. Je ne puis donc assez admirer votre désintéressement de me sacrifier de si grands intérêts pour la somme de 3,000 livres une fois payée.

Ce qui pourrait m’empêcher d’accepter votre proposition, ce serait la crainte de déplaire à monsieur l’inquisiteur de la foi, ou pour la foi, qui a sans doute approuvé votre édition. Son approbation une fois donnée ne doit point être vaine ; il faut que les fidèles en jouissent ; et je craindrais d’être excommunié si je supprimais une édition si utile, approuvée par un jacobin, et imprimée dans Avignon.

À l’égard de votre auteur anonyme[3] qui a consacré ses veilles à cet important ouvrage, j’admire sa modestie : je vous prie de lui faire mes tendres compliments, aussi bien qu’à votre marchand d’encre.

  1. C’est une réponse à la lettre de Fez, qui est imprimée tome XXVI, page 139.
  2. Le prince Ch.-F.-G. de Brunswick, à qui sont adressées les Lettres sur Rabelais, etc. ; voyez tome XXVI, page 469.
  3. Le jésuite Nonotte. (K.)