Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5093

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 290-292).

5093. — À M. DAMILAVILLE.
28 (novembre).

Salut à mes frères en Dieu et en la nature. Je prie mon frère Thieriot de m’aider dans mes besoins, et de m’envoyer la meilleure Histoire du Languedoc ; cela ne sera peut-être pas inutile aux Calas, et pourra produire un écrit intéressante[1].

On a fini par se moquer de moi de ce que j’avais pris tant à cœur la tracasserie de la lettre[2] ; mais si je n’avais pas tant crié, on aurait peut-être crié contre moi. Il n’est pas mal de couper une tête de l’hydre de la calomnie dès qu’on en trouve une qui remue.

Je vous remercie, mon cher frère, de l’ouvrage odieux que je vous avais demandé, et dont j’ai reçu le premier volume. Je ne l’avais parcouru autrefois qu’avec mépris, je ne le lis aujourd’hui qu’avec horreur. Ce scélérat hypocrite[3] appelle, dans sa préface, la tolérance système monstrueux. Je ne connais de monstrueux que le livre de ce misérable, et sa conduite digne de son livre. Notre frère Thieriot l’a vu autrefois m… chez Laugeois : je l’ai vu depuis secrétaire d’un athée, et il a fini par être l’avocat bavard de la superstition. On m’a dit que son détestable livre avait du crédit en Sorbonne ; c’est de quoi je ne suis pas surpris. Je me flatte au moins que ceux de mes frères qui travaillent à éclairer le genre humain, dans l’Encyclopédie, nous donneront des antidotes contre tous les poisons assoupissants que tant de charlatans ne cessent de nous présenter. J’achèverai ma vie dans la douce espérance qu’un jour un de nos dignes frères écrasera l’hydre. C’est le plus grand service qu’il puisse rendre au genre humain : tous les êtres pensants le béniront.

Continuez, mon cher frère, à égayer la tristesse de votre emploi, et à vous soutenir par la solidité de la philosophie.


Félix qui potuit rerum cognoscere causas !

(Virg., Georg., II, 490.)

Quoique je ne m’intéresse guère aux choses de ce monde, je serais pourtant curieux de savoir ce qu’est devenu le procès criminel du sieur Bigot[4]. On disait que le peuple aurait la consolation de voir pendre un intendant ; mais je n’en crois rien.

Il me paraît que frère Thieriot a renoncé à la philosophie active. Il a raison de faire grand cas du dîner et du dormir : ce sont deux fort bonnes choses ; mais il faut trouver à son réveil quelques quarts d’heure pour ses amis.

J’envoie à Esculape-Tronchin le mémoire à consulter ; mais songez que j’ai chez moi un parent de vingt et un ans[5], auquel Esculape fit ouvrir la cuisse il y a deux ans, et qui suppure depuis ce temps-là sans pouvoir se remuer. Il est difficile de guérir de loin quand on estropie de près. Tronchin est assurément un grand médecin, mais la médecine est souvent bien dangereuse.

Voulez-vous bien faire parvenir ces deux saintes épîtres à nos frères d’Alembert et Saurin ? J’embrasse en Platon, en Diagoras, notre grand frère Diderot.

  1. Le Traité sur la Tolérance ; voyez tome XXV, page 13.
  2. N° 4872.
  3. L’abbé Houteville, auteur du livre intitulé la Vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits. (K.) — Voyez lettre 5061.
  4. Bigot, intendant de la Nouvelle-France ou Canada pendant la guerre de 1756, accusé de malversation, avait été arrêté le 17 décembre 1761, et mis dans un des cachots de la Bastille. Plus de cinquante personnes étaient compromises. Une commission du Châtelet fut chargée d’instruire le procès. Le jugement ne fut rendu que le 10 décembre 1763. Il ordonnait la restitution de douze millions dans les coffres de l’État, et condamnait au bannissement Bigot, Varin et Bréard : quelques autres furent admonestés. (B.)
  5. Daumart ; voyez tome XLI, page 144.