Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5096

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 295-296).
5096. — À M. PIERRE ROUSSEAU[1],
à bouillon.
Au château de Ferney en Bourgogne, par Genève,
28 novembre.

Ce que vous m’apprenez, monsieur, me surprend beaucoup, si pourtant quelque chose dans ce monde doit nous surprendre. Je vous croyais à l’abri de tout dans le pays des Ardennes, et au milieu des rochers.

Je m’imaginais que M. le duc de Bouillon y était absolument le maître, et en état de vous favoriser. Vous me paraissiez avoir sa protection ; je ne vois pas ce qui a pu vous l’ôter. Si vous m’aviez averti plus tôt, j’aurais tâché de vous être utile ; il aurait été peut-être plus convenable à vos intérêts que vous eussiez accepté le château que je vous offrais dans le voisinage de Genève. Vous y auriez joui de la plus grande indépendance, et vous auriez eu les débouchés les plus sûrs pour le débit de votre Journal[2] ; mais votre dernier naufrage vous a conduit dans un port qui est bien au-dessus de tout ce que je pouvais vous offrir : vous n’auriez eu chez moi que de la liberté, et vous avez à Manheim la protection d’un prince aussi éclairé que bienfaisant. Heureusement pour vous il n’y a dans le Palatinat que des jésuites allemands qui n’entendent pas le français, et qui ne savent que boire. Ne doutez pas que je n’aie l’honneur d’écrire à Son Altesse électorale tout ce que je pense de vous et de votre journal. Je n’ai point ici la tragédie d’Olympie ; je l’ai envoyée à un de mes amis, dans le dessein de la corriger encore. Elle a servi aux amusements de monseigneur l’électeur palatin ; elle a même servi aux miens. Je l’ai fait jouer sur mon petit théâtre de Ferney ; mais ce n’est pas assez de s’amuser, il faut tâcher de bien faire, et cela est prodigieusement difficile. Je suis fâché qu’un autre prince[3] dont vous parlez vous ait pris pour un whig, et qu’il ait cassé vos vitres ; on s’attendait autrefois qu’il casserait celles de Londres. Il paraît que les temps sont bien changés, et qu’il l’est encore davantage. Les horribles malheurs qu’il a essuyés doivent, ce me semble, consoler les particuliers qui ont à se plaindre de la fortune. Je m’intéresse extrêmement, monsieur, à tous les chagrins que vous avez essuyés ; et si mon faible suffrage peut contribuer à votre félicité à la cour de Manheim, vous pouvez y compter, comme sur mon estime et mon attachement.

Vous me ferez plaisir de me dire quel est l’honnête homme qui aime tant la messe et si peu la vertu. Il est bon de connaître son monde. Je m’intéresse assez à vous pour souhaiter des détails de toutes les injustices que vous avez essuyées[4].

  1. L’original est à Bruxelles, Bibliothèque royale, mst 11582.
  2. Le Journal encyclopédique ; voyez la note, tome XXIV, page 108.
  3. Le roi de Prusse Frédéric le Grand.
  4. Ce post-scriptum, omis par Beuchot, nous a été communiqué par M. Brunetière, d’après l’original.