Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5101

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 299-300).

5101. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
10 décembre.

Mes divins anges, vous avez beau faire, on ne commande point au diable ; les sorciers seuls ont ce privilège, et c’est le diable qui me commande. Il s’empara de moi il y a bientôt dix-huit mois, et me fit faire en six jours la sottise que vous savez[1]. J’étais ivre de mon ouvrage au septième ; mais l’âge m’a rendu un peu défiant, et surtout je me défie de moi-même. Mes chers anges, je vous parlais d’attendre au carême ; à présent je vous supplie de remettre à Pâques. Plus on attend, plus valent les tragédies. Vous ne chômerez point cet hiver. Vous avez Éponine, dont on dit beaucoup de bien. Il y a force tragédies, force comédies ; vous aurez le plaisir de voir des succès et des chutes. Souffrez que, cet hiver, je me donne tout entier à mon paradis de Ferney, au Czar Pierre, à Corneille, à l’Histoire générale ; quand j’aurai fait tout cela, et que ma tête sera libre, alors vous aurez tant de vers qu’il vous plaira. Sachez de plus, ô anges ! qu’il y a sur le métier un ouvrage à l’occasion des Calas[2] qui pourrait être de quelque utilité, à ce que disent les bons cœurs, et pour lequel on vous demandera votre suffrage et votre protection.

Je vous remercie historiquement de m’avoir confirmé la cession de la Floride, Quelle honte ! quelle guerre ! les ministères de Philippe III et de Philippe IV ne se conduisirent pas plus misérablement que les Espagnols d’aujourd’hui.

Ô que votre aimable duc de Praslin a bien fait de finir tant de pauvretés ! il a rendu service au genre humain, et surtout aux Français. Je me soucie très-peu du Canada, je ne l’ai jamais aimé ; mais la paix nous devenait nécessaire comme le manger et le dormir. Je l’en remercie encore, et je suis enchanté que ce soit votre ami qui ait fait une si bonne œuvre.

Vous me dites toujours que je ne réponds point aux chefs d’accusation que je me fais sur Zulime, sur Mariamne. Je reverrai Mariamne et Zulime quand je retrouverai ma tête, j’entends ma tête poétique. À présent, je suis tout prose ; me voilà cunctateur. Attendons : Zulime, Mariamne, Olympie, tout cela viendra si je vis. Savez-vous que je suis bien vieux ? Le duc de Villars, quoique plus jeune, est plus vieux que moi ; il a des convulsions de Saint-Médard à le faire canoniser par les jansénistes. Il souffre héroïquement ; il a dans les maux plus de courage que son père. Il y a bien des sortes de courage.

  1. Olympie.
  2. Traité sur la Tolérance ; voyez tome XXV, page 13.