Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5110

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 307-309).

5110. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
À Ferney, 23 décembre.

Je ne peux rien ajouter, mes favorables anges, à tout ce que je vous ai dit sur le futur[1], sinon que je suis content de lui de plus en plus. Les bons caractères sont, dit-on, comme les bons ouvrages : on en est moins frappé d’abord qu’on ne les goûte à la longue ; mais comme il n’a rien, et que de longtemps il n’aura rien, il est difficile de le marier sans la protection de M. le duc de Praslin, et c’est sur quoi nous attendons vos ordres.

En attendant, il faut que je vous parle de Mlle  d’Épinay ou de l’Épinay[2] ; ce n’est pas pour la marier. M.  le maréchal de Richelieu paraît avoir usé de ses droits de premier gentilhomme de la chambre avec cette infante ; il veut la payer en partie par les rôles qu’avait Mlle  Gaussin dans les pièces de votre serviteur ; il me demande une déclaration en faveur de la demoiselle, et même au détriment de l’infante Hus. Dites-moi, mes souverains, ce que je dois faire. Jamais je n’ai été moins au fait du tripot, et moins en état d’y travailler. Il faut finir mes tâches prosaïques, et attendre l’inspiration. Je crois que, s’il arrivait malheur aux pièces nouvelles, les comédiens pourraient trouver quelque ressource dans le Droit du Seigneur et dans Mariamne, telle qu’elle est : car je vous avoue que je trouve très-bon que la Salomé dise à Mariamne qu’elle ne la regarde plus que comme une rivale[3]. C’est précisément cette rivalité dont il s’agit, c’est de quoi Salomé est piquée ; et une femme à qui on joue ce tour dit volontiers à son adverse partie ce qu’elle a sur le cœur.

À l’égard de Zulime, pourquoi l’imprimer, si elle ne peut rester au théâtre ? et il me semble qu’elle ne peut y rester si on ne laisse la fin telle que je l’envoyai, et telle que nous l’avons jouée sur le théâtre de Ferney. Vous m’avouerez qu’il est dur pour un pauvre auteur qu’on change malgré lui ce qu’il croit avoir bien fait. Il peut se tromper, cela n’arrive que trop souvent ; mais vous savez qu’il n’en est pas moins sensible, et surtout quand il a vu l’effet heureux des choses qu’on veut rayer dans son ouvrage, et qu’on y substitue des corrections dont il est mécontent. Il a quelque droit d’être affligé.

Quant au duc de Foix rechangé en un autre personnage[4], n’est-ce pas un peu trop d’inconstance ? Souffrira-t-on plus aujourd’hui une méchante action dans un prince du sang qu’on ne la supporta autrefois ? N’y a-t-il pas des choses qu’il faut placer dans des temps éloignés, et qui révoltent quand elles sont présentées dans des temps plus récents ? Ne vaut-il pas mieux mettre une proposition sanguinaire et barbare dans la bouche des Maures que dans celle des Anglais ? Ce sont les Maures qui demandent le sang du héros de la pièce ; ce sont eux qui exigent qu’un prince français leur sacrifie son frère. En vérité, je ne vois pas comment on pourrait supposer que des Anglais (qui se piquent aujourd’hui d’être une nation généreuse) pussent faire une telle proposition à un prince de la race qui est à présent sur le trône. Assurément le moment n’est pas propre ; ce n’est pas le temps d’insulter les Anglais. Je crois que nos princes du sang et le duc de Bedford seraient également indignés, et que le public le serait comme eux.

Si cette idée insoutenable est tombée dans la tête de Lekain, vous lui ferez comprendre sans doute à quel excès il se trompe. Cela lui arrive bien souvent. Je confierai volontiers des rôles aux Lekain et aux Clairon, mais je ne les consulterai jamais.

Croyez-moi, encore une fois ; qu’ils jouent le droit du Seigneur et Mariamne, s’ils n’ont rien de nouveau ce carême. Je tâche d’oublier Olympie, afin d’en mieux juger, et de vous l’envoyer plus digne de vous. J’ai presque achevé l’Histoire générale, que j’ai conduite jusqu’à la paix pour ce qui regarde les événements politiques, et jusqu’à l’arrêt singulier du parlement contre l’Encyclopédie pour ce qui concerne l’histoire de l’esprit humain. On finit d’imprimer Pierre le Grand. Je serai bientôt libre, et je me rendrai au tripot : car, entre nous, je l’aime autant que vous l’aimez.

Puissé-je, en attendant, faire un épithalame[5] ! Mais cela dépend de M. le duc de Praslin. Voilà bientôt ce qu’on appelle le jour de l’an : je souhaite à mes anges toutes les félicités terrestres, car, pour les célestes, n’y comptons pas.

  1. Voyez lettres 5105 et 5106.
  2. Pierre-Claude-Hélène Pinet, dite d’Épinay, née vers 1740, mariée, en 1769, à François-René Molé, morte à Paris le 17 septembre 1782.
  3. C’est acte II, scène ii, que Salomé appelle Mariamne « impudente rivale » ; voyez tome II, page 183.
  4. Redevenu le duc de Vendôme ; voyez tome III, pages 80 et 196.
  5. Il ne fut point fait ; le mariage dont il est question dans les lettres 5105 et 5106 manqua.