Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5127

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 325-327).

5127. — À M.  MOULTOU[1].
Ferney, 8 janvier 1763.

J’ai lu avec attention, monsieur, une grande partie de l’Accord parfait. C’est un livre où je dirais qu’il y a de fort bonnes choses, si je ne m’étais pas rencontré avec lui dans quelques endroits où il parle de la tolérance. Il y a, ce me semble, un grand défaut dans ce livre, et qui peut nuire à votre cause, c’est qu’il dit continuellement que les catholiques ont toujours eu tort et les protestants toujours raison ; que tous les chefs des catholiques étaient des monstres, et les chefs des protestants des saints ; il va même jusqu’à mettre Spifame, évêque de Nevers, au rang de vos apôtres irréprochables[2]. C’est trop donner d’armes contre soi-même.

Il est permis d’injurier le genre humain, parce que personne ne prend les injures pour lui ; mais quand on attaque violemment une secte en demandant grâce, on obtient la haine, et point de grâce.

Je vous répète qu’il est infiniment à désirer qu’un homme comme vous veuille écrire ; vous seriez lu, et l’Accord parfait ne le sera point. Il est beaucoup trop long et trop déclamateur, comme tous les livres de cette espèce. Il faut être très-court et un peu salé, sans quoi les ministres et Mme  de Pompadour, les commis et les femmes de chambre, font des papillotes du livre.

Sous un autre gouvernement je n’aurais pas osé hasarder quelques petites notes, dont il est très-aisé de tirer d’étranges conséquences ; mais je connais assez ceux qui gouvernent pour être sûr que ces conséquences ne leur déplairont pas. Je pense même qu’il n’y a d’autre moyen d’obtenir la tolérance que d’inspirer beaucoup d’indifférence pour les préjugés, en montrant pourtant pour ces préjugés mêmes un respect qu’ils ne méritent pas.

Je pense enfin que l’aventure des Calas peut servir à relâcher beaucoup les chaînes de vos frères qui prient Dieu en fort mauvais vers. Je suis convaincu que, si d’ailleurs on a quelque protection à la cour, on verra clairement que des ignorants qui portent une étole ne gagnent rien à faire pendre des savants à manteau noir, et que c’est le comble de l’absurdité comme de l’horreur.

Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien envoyer chez MM. Souchay et Lefort le commentaire de Bayle sur le Contrainstes d’entrer, et la lettre de l’évêque d’Agen, par laquelle cet animal veut contraindre d’entrer[3]. On a mandé de Toulouse qu’un jeune homme qui allait prier tous les jours à Saint-Étienne, sur le tombeau du saint martyr Marc-Antoinc Calas, est devenu fou pour n’avoir pas obtenu de lui le miracle qu’il demandait ; et ce miracle, c’était de l’argent.

On ne peut rien ajouter, monsieur, ni à ma compassion pour les fanatiques, ni à ma sincère estime pour vous.

  1. Éditeur, A. Coquerel.
  2. Spifame, évêque de Nevers et plus tard ministre du saint Évangile à Genève et en France, avait vécu plus de vingt ans, étant prêtre et évêque, avec une femme mariée. S’étant déclaré protestant et le mari étant mort, il épousa cette femme, dont il avait deux enfants ; mais il trompa les magistrats et les pasteurs genevois, pour légitimer cette liaison au moyen d’une pièce fausse. Plus tard, il eut une vive querelle avec Jeanne d’Albret, qui l’avait employé quelque temps à son service. Il fut vivement attaqué par cette reine auprès des autorités genevoises. Toute sa vie alors fut connue, sa supercherie fut découverte, et Spifame fut décapité en 1566 à Genève. Beaumont paraît avoir oublié ou ignoré ces faits, et il a eu le tort d’inscrire le nom de Spifame sur une liste (incomplète d’ailleurs) d’évêques devenus protestants, auxquels on ne peut reprocher que leur changement de foi et d’Église (tome 1er, page 205). Voltaire le blâme justement ; il s’en faut de beaucoup que la vie de Spifame soit irréprochable ; cependant la postérité considérera toujours sa mort comme un châtiment excessif, pour une faute, très-grave sans doute, mais déjà ancienne, et qui, à cette époque, n’était pas rare, même dans les rangs de l’épiscopat. (Note du premier éditeur.)
  3. Sans doute la lettre de l’évêque d’Agen contre la Tolérance des huguenots à laquelle Antoine Court avait répondu.