Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5147

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 345-347).

5147. — À M. D’ALEMBERT.
18 janvier.

Mon cher philosophe, si vous faites de la géométrie pour votre plaisir, vous faites bien ; s’il s’agit de vérités utiles, encore mieux ; mais s’il ne s’agit que de difficultés surmontées, je vous plains un peu de prendre tant de peine. J’aimerais bien mieux, pour ma satisfaction, que vous donnassiez de nouveaux mémoires de littérature[1], qui amusent et qui instruisent tout le monde ; mais l’esprit souffle où il veut[2].

Dès qu’il ne fera plus si froid, j’enverrai à monsieur le secrétaire l’Héraclius espagnol, et j’espère qu’il vous fera rire.

Nous ne connaissons point du tout ici les deux lettres de ce pauvre Vernet. Vous savez que le père du cardinal Mazarin étant mort à Rome, on mit dans la Gazette de Rome : « Nous apprenons de Paris que le seigneur Pierre Mazarin, père du cardinal, est mort ici ; » de même nous apprenons de Paris qu’il y a à Genève un nommé Vernet qui a écrit deux lettres.

La philosophie a fait de si merveilleux progrès depuis cinq ou six ans dans ce pays-ci qu’on ignore parfaitement tout ce que font ces cuistres-là. Cette philosophie n’a pourtant pas empêché qu’on ait incendié le livre de Jean-Jacques ; mais ç’a été une affaire de parti dans la petitissime république. Jean-Jacques fait des lacets dans son village avec les montagnards ; il faut espérer qu’il ne se servira pas de ces lacets pour se pendre. C’est un étrange original, et il est triste qu’il y ait de pareils fous parmi les philosophes. Les jésuites ne sont pas encore détruits ; ils sont conservés en Alsace ; ils prêchent à Dijon, à Grenoble, à Besançon ; il y en a onze à Versailles, et un autre qui me dit la messe[3].

Je suis vraiment très-édifié du discours sage et mesuré de votre conseiller au parlement, qui s’adresse à l’avocat des Calas pour lui dire qu’ils n’obtiendront point justice, parce qu’ils plaident contre messieurs, et qu’il y a plus de messieurs que de roués. Je crois pourtant que nous avons affaire à des juges intègres, qui ont une autre jurisprudence.

Ô l’impie ! n’est pas juste, car rien n’est plus pie que cette pièce ; et j’ai grand’peur qu’elle ne soit bonne qu’à être jouée dans un couvent de nonnes le jour de la fête de l’abbesse.

Comment donc, ce Le Brun, sous les lauriers touffus, me pique de ses épines ! Lui qui m’a fait une si belle ode pour m’engager à prendre la nièce à Pierre ! On ne sait plus à qui se fier dans le monde.

Il est difficile de plaindre l’abbé Caveyrac, quoique persécuté. Cet aumônier de la Saint-Barthélémy est, dit-on, un des plus grands fripons du royaume, et employé par plusieurs évêques pour soutenir la bonne cause.

Pour l’autre prêtre[4], qu’on a pendu pour avoir parlé, il me semble qu’il a l’honneur d’être unique en son genre : c’est, je crois, le premier, depuis la fondation de la monarchie, qu’on se soit avisé d’étrangler pour avoir dit son mot ; mais aussi on prétend qu’à souper, chez les mathurins, il s’était un peu lâché sur l’abbé de Chauvelin : cela rend le cas plus grave, et il est bon que messieurs[5] apprennent aux gens à parler.

Depuis quelque temps les folies de Paris ne sont pas trop gaies. Il n’y a que l’Opéra-Comique qui soutienne l’honneur de la nation. Nos laquais pourtant le soutiennent ici, car ils ont donné un bal avec un feu d’artifice, en l’honneur de la paix, avec les laquais anglais. Un scélérat de Genevois a dit qu’il n’y avait que les laquais qui pussent se réjouir de cette paix : il se trompe, tous les honnêtes gens s’en réjouissent. J’espère que l’auguste maison d’Autriche fera aussi la sienne, et que les révérends frères jésuites de Prague et de Vienne ne seront pas despotiques dans le Saint-Empire romain.

Mon cher philosophe, je dicte, parce que je perds les yeux au milieu des neiges. Je vous embrasse de tout mon cœur, et je vous serai attaché tant que je végéterai et que je souffrirai sur notre globule terraqué.

N. B. On a lu le Sermon des cinquante[6] publiquement pendant la messe de minuit, dans une province de ce royaume[7], à plus de cent lieus de Genève ; la raison va grand train. Écrasez l’Infâme.

  1. Mélanges de littérature, etc. ; voyez la note, tome XXXIX, page 375.
  2. Spiritus ubi vult spirat. (Saint Jean, iii, 8.)
  3. Le Père Adam, à qui Voltaire avait donné asile.
  4. Ringuet ; voyez la note de la pape 338.
  5. C’était, ainsi qu’on appelait les conseillers au parlement.
  6. Voyez tome XXIV, pape 437.
  7. Au château du marquis d’Argence de Dirac, près d’Angoulême.