Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5191

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5191. — À M. LE MARQUIS ALBERGATI CAPACELLI.
À Ferney, 14 février.

Que vous êtes heureux, monsieur, et que je suis malheureux ! Vous et vos amis vous faites de beaux vers ; vous avez votre beau théâtre parmi de jeunes seigneurs et de jeunes dames qui se perfectionnent dans le bel art de la déclamation, c’est-à-dire dans l’art de se rendre maître des cœurs. Pour moi, je deviens sourd et aveugle de plus en plus. La ville de Genève ne me fournit presque plus d’acteurs ni d’actrices ; j’avais fait venir Lekain, qui est le meilleur comédien de Paris ; mais il a fallu bientôt le rendre à la capitale : en un mot, je crois que je ferai bientôt une grange de mon théâtre, et que j’y mettrai des gerbes de blé au lieu de lauriers.

J’avais un peu de honte de me donner du plaisir à l’âge de soixante et dix ans, mais j’ai été un peu rassuré par un vieux fou qui en a soixante et dix-huit, et qui joue la comédie, étant paralytique ; il s’appelle Le… Il m’a mandé qu’il jouait Lusignan dans Zaïre, avec beaucoup de succès ; qu’il se faisait porter sur un brancard, et qu’en un mot on n’avait pas besoin de jambes pour jouer la comédie. Il a raison, mais on a besoin d’yeux et d’oreilles.

Je crois qu’on aura incessamment à Paris une pièce du Peintre de la nature, notre cher Goldoni. Je souhaite que tous les Français soient en état de sentir tout son mérite. Un homme qui entend parfaitement l’italien me mande qu’il est extrêmement content de la pièce[1] dont notre cher Goldoni a honoré notre théâtre.

Ah ! monsieur, si je n’avais pas bientôt soixante et dix ans, vous me verriez à Bologna la grassa.

La riverisco di cuore.

  1. L’Amour paternel, voyez page 380.