Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5204

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 400-402).

5204. — À M.  LE CARDINAL DE BERNIS.
Au château de Ferney, le 25 février.

Une des raisons, monseigneur, qui font que je n’ai eu depuis longtemps l’honneur d’écrire à Votre Éminence, n’est pas que je sois fier ou négligent avec les cardinaux et les plus beaux esprits de l’Europe ; mais le fait est que je deviens aveugle, au milieu de quarante lieues de neige, pays admirable pendant l’été, et séjour des trembleurs d’Isis pendant l’hiver. On dit que la même chose arrive aux lièvres des montagnes. Je me suis mêlé ces jours-ci des affaires d’un autre aveugle[1], petit garçon fort aimable, inconnu sans doute aux princes de l’Église romaine, mais avec lequel on ne laisse pas de jouer avant qu’on ne soit prince. J’ai marié Mlle Corneille à un jeune gentilhomme dont les terres touchent les miennes ; il se nomme Dupuits, il est officier de dragons, estimé et aimé dans son corps, très-attaché au service, et voulant absolument faire de petits militaires qui se feront tuer par des Anglais ou des Allemands.

Je regarde comme un devoir de vous donner part de ce mariage, comme à un des protecteurs du nom de Corneille, et au meilleur connaisseur et de ses beautés et de ses fatras. Je cherchais un descendant de Racine pour ressusciter le théâtre ; mais n’en ayant point trouvé, j’ai pris un officier de dragons. J’écris à l’Académie française, à laquelle je dédie l’édition[2] qui fera une partie de la dot, et je demande que ceux qui assisteront à la séance, à la réception de ma lettre, me permettent de signer pour eux au contrat.

Je commence par demander la même grâce à Votre Éminence[3]. L’ombre de Pierre vous en sera très-obligée, et moi, autre ombre, je regarderai cette permission comme une très-grande faveur. Nous n’avons point clos le contrat, et nous vous laissons, comme de raison, la première place parmi les signatures, si vous daignez l’accepter.

Je suppose que vous vous faites apporter les nouveaux ouvrages qui en valent la peine, et que vous avez vu les factums pour les Calas. L’affaire a été rapportée au conseil avec beaucoup d’équité, c’est-à-dire de la manière la plus favorable : nous espérons justice ; une grande partie de l’Europe la demande avec nous. Cette affaire pourra faire rentrer bien des gens en eux-mêmes, inspirer quelque indulgence, et apprendre à ne pas rouer son prochain uniquement parce qu’il est d’une autre religion que nous.

Voulez-vous, monseigneur, vous amuser avec l’Héraclius de Calderon, et la Conspiration contre César de Shakespeare ? J’ai traduit ces deux pièces, et elles sont imprimées, l’une après Cinna, l’autre après l’Hèraclius de Corneille, comme objet de comparaison. Cela rendra cette édition assez piquante. J’aurai l’honneur de vous adresser ces deux morceaux si vous me le commandez. Je n’ai pas encore reçu le discours de notre nouveau confrère l’abbé de Voisenon : on en dit beaucoup de bien.

Agréez, monseigneur, les tendres respects du vieil aveugle de soixante-dix ans, car il est né en 1693[4] : il est bien faible, mais il est fort gai ; il prend toutes les choses de ce monde pour les bouteilles de savon, et franchement elles ne sont que cela.

  1. L’Amour.
  2. La Dédicace de l’édition du Théâtre de Corneille avec commentaires est tome XXXI, page 177.
  3. Voyez la réponse de Bernis, du 10 mars, n° 5225.
  4. Voltaire était né le 21 novembre 1694.