Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5254

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 443-444).

5254. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
Aux Délices, le 31 mars.

Je ne sais, monseigneur, si notre secrétaire perpétuel a envoyé à Votre Éminencc l’Hèraclius de Calderon, que je lui ai remis pour divertir l’Académie. Vous verrez quel est l’original de Calderon ou de Corneille : cette lecture peut amuser infiniment un homme de goût tel que vous, et c’est une chose, à mon gré, assez plaisante, de voir jusqu’à quel point la plus grave de toutes les nations méprise le sens commun.

Voici, en attendant, la traduction très-fidèle de la Conspiration contre César par Cassius et Brutus, qu’on joue tous les jours à Londres, et qu’on préfère infiniment au Cinna de Corneille. Je vous supplie de me dire comment un peuple qui a tant de philosophes peut avoir si peu de goût. Vous me répondrez peut-être que c’est parce qu’ils sont philosophes. Mais quoi ! la philosophie mènerait-elle tout droit à l’absurdité ? et le goût cultivé n’est-il pas même une vraie partie de la philosophie ?

Oserai-je, monseigneur, vous demander à quoi vous placez la vôtre à présent ? Le Plessis[1], dont vous avez daté vos dernières lettres[2], est-il un château qui vous appartienne, et que vous embellissez ?

On attrape bien vite le bout de la journée avec des ouvriers, des livres, et quelques amis ; et c’est bien assurément tout ce qu’il faut que d’attraper ce bout gaiement. Le sufficit diei malitia sua[3] a bien quelque vérité. Mais pourquoi ne pas dire aussi sufficit diei lætitia sua ?

Je suis toujours un peu quinze-vingts ; mais j’ai pris la chose en patience. On dit que ce sont les neiges des Alpes qui m’ont rendu ce mauvais service, et qu’avec les beaux jours j’aurai la visière plus nette. Je vous félicite toujours, monseigneur, d’avoir vos cinq sens en bon état ; porro unum necessarium[4], c’est apparemment sanitas. Je ne sais pas de quoi je m’avise de citer tant la sainte Écriture devant un prince de l’Église : cela sent bien son huguenot ; je ne le suis pourtant pas, quoique je me trouve à présent sur le vaste territoire de Genève. M. le duc de Villars y est, comme moi, pour sa santé ; il a été fort mal ; Dieu et Tronchin l’ont guéri, pour le consoler de la mort de madame la maréchale sa mère.

Notre canton va s’embellir. Le duc de Chablais établira sa cour près de notre lac, vis-à-vis mes fenêtres. C’est une cour que je ne verrai guère. J’ai renoncé à tous les princes ; je n’en dis pas autant des cardinaux : il y en a un à qui j’aurais voulu rendre mes hommages avant de prendre congé de ce monde ; je lui serai toujours attaché avec le plus tendre et le plus profond respect.

  1. Voyez lettre 5196.
  2. Nos 5196 et 5225.
  3. Matthieu, vi, 34.
  4. Luc, x, 42.