Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5257

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 446-447).
5257. — À M. HELVETIUS.
Mars.

Orate, fratres, et vigilate. Sera-t-il donc possible que, depuis quarante ans, la Gazette ecclésiastique ait infecté Paris et la France, et que cinq ou six honnêtes gens bien unis ne se soient pas avisés de prendre le parti de la raison ? Pourquoi ses adorateurs restent-ils dans le silence et dans la crainte ? Ils ne connaissent pas leurs forces. Qui les empêcherait d’avoir chez eux une petite imprimerie, et de donner des ouvrages utiles et corrects, dont leurs amis seraient les seuls dépositaires ? C’est ainsi qu’en ont usé ceux qui ont imprimé les dernières volontés de ce bon et honnête curé[1]. Il est certain que son témoignage est du plus grand poids, et qu’il peut faire un bien infini. Il est encore certain que vous et vos amis vous pourriez faire de meilleurs ouvrages avec la plus grande facilité, et les faire débiter sans vous compromettre. Quelle plus belle vengeance à prendre de la sottise et de la persécution que de les éclairer ? Soyez sûr que l’Europe est remplie d’hommes raisonnables qui ouvrent les yeux à la lumière. En vérité, le nombre en est prodigieux ; et je n’ai pas vu, depuis dix ans, un seul honnête homme, de quelque pays et de quelque religion qu’il fût, qui ne pensât absolument comme vous. Si je trouve en mon chemin quelque étranger qui aille à Paris, et qui soit digne de vous connaître, je le chargerai pour vous de quelques exemplaires, que j’espère avoir bientôt, du même ouvrage qu’un Anglais vous a déjà remis. C’est à peu près dans ce goût simple que je voudrais qu’on écrivît ; il est à la portée de tous les esprits. L’auteur ne cherche point à se faire valoir ; il n’envie point la réputation, il est bien loin de cette faiblesse : il n’en a qu’une, c’est l’amour extrême de la vérité. Vous m’objecterez qu’il ne l’a dite qu’à sa mort : je l’avoue ; et c’est pour cela même que son ouvrage doit produire le plus grand fruit, et qu’il faut le distribuer ; mais si on peut en faire un meilleur sans rien risquer, sans attendre la mort pour donner la vie aux âmes, pourquoi ne le pas faire ? Il y a cinq ou six pages excellentes, et de la plus grande force, dans une petite brochure qui paraît depuis peu[2], qui perce avec peine à Paris, et que vous aurez vue sans doute. C’est un grand dommage que l’auteur y parle sans cesse de lui-même, quand il ne doit parler que de choses utiles. Son titre est d’une indécence impertinente, son ridicule amour-propre révolte : c’est Diogène, mais il s’exprime quelquefois en Platon. Croiriez-vous que ses audacieuses sorties contre un monstre respecté n’ont révolté personne, et que sa philosophie a trouvé autant de partisans que sa vanité cynique a eu de censeurs ? Oh ! si quelqu’un pouvait rendre aux hommes le service de leur montrer les mêmes vérités, dépouillées de tout ce qui les défigure et les avilit chez cet écrivain, que je le bénirais ! Vous êtes l’homme, mais je suis bien loin de vous prier de courir le moindre risque. Je suis idolâtre du vrai, mais je ne veux pas que vous hasardiez d’en être la victime. Tâchez de rendre service au genre humain sans vous faire le moindre tort.

Ce sont là, monsieur, les vœux de la personne du monde qui vous estime le plus, et qui vous est le plus attachée. J’ai l’honneur d’être votre très-humble et très-obéissante servante.


De Mitèle.

  1. Extrait des Sentiments de Jean Meslier : voyez lomo XXIV, pape 293.
  2. Lettre de J.-J. Rousseau à Christophe de Beaumont, achevêque de Paris.