Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5429

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 7-9).

5429. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 8 octobre.

Je ne me pique, mon cher et illustre maître, d’être ni aussi sublime que Platon, s’il est vrai qu’il soit aussi sublime qu’on le pretend, ni aussi obscur qu’il me parait l’être : vous me faites donc trop d’honneur de me comparer à lui[1]. À l’égard de celui que vous appelez Denys de Syracuse, et que vous avouez valoir un peu mieux, je crois que s’il était réduit à se faire maître d’école comme l’autre, les généraux et les ministres feraient bien de se mettre en pension chez lui. Ce qu’il y a de certain, c’est que je suis plus affligé que je ne puis vous dire que le protecleur et le soutien de la philosophie[2] ne soit pas bien avec tous les philosophes : que ne donnerais-je point pour que cela fût ! Il m’a écrit, peu de jours avant mon départ[3], une lettre pleine d’amitié, par laquelle il me marque qu’il laissera la présidence vacante jusqu’à ce qu’il me plaise de venir l’occuper. Il m’a donné son portrait, m’a très-bien payé mon voyage, et m’a témoigné beaucoup de regrets de me voir partir. Ma satisfaction eût été parfaite si j’avais pu me trouver à Potsdam avec vous… Mais… Que je suis fâché de ce qui s’est passé ! Ce que je puis vous assurer, c’est que vous êtes regretté de tout le monde, le marquis d’Argens à la tête, qui est assurément bien votre serviteur et votre ami. Il ne dit pas la même chose, ni les autres non plus, du défunt président[4], à qui Dieu fasse paix.

Je n’ai point repassé par chez vous, parce que je comptais vous voir en allant en Italie ; mais des raisons de santé et d’affaires m’obligent à différer ce voyage ; en tout cas, ce n’est que partie remise : croyez que je ne préfère pas les rois à mes amis. Je ne suis point étonné que ce que vous savez soit bafoué à Genève comme à Paris par les gens raisonnables. Je ne serais pas fâché non plus que Jean-Jacques, tout fou qu’il est, fût réhabilité, pour l’honneur de la bonne cause qui a servi de prétexte à la persécution qu’il a éprouvée. Nous avons lu à Sans-Souci le Catéchisme de l’Honnête Homme, et nous en avons jugé comme vous, le révérend père abbé à la tête. Vous avez raison ; je suis bien peu zélé, et je me le reproche ; mais songez donc que le bon sens est emprisonné dans le pays que j’habite :


Que de prEn quoi peut un pauvre reclus
Que de prVous assister ? Que peut-il faire,
Que de prier le ciel qu’il vous aide en ceci ?

(La Fontaine, liv. VII, fab. iii.)

Savez-vous que Jean-George Lefranc, frère de Jean-Simon Lefranc, vient de faire une grosse Instruction pastorale[5] contre nous tous ? Il m’a fait l’honneur de me l’envoyer ; je l’ai renvoyée au libraire, et j’ai écrit à l’auteur en deux mots que sûrement c’était une méprise, et que ce présent n’était pas pour moi. J’avais projeté, pour toute réponse, de lui faire une chanson sur l’air :


Monsieur l’abbé, où allez-vous[6] ?
Vous allez vous casser le cou ;
VousVous allez sans chandelle, etc.


Achevez le reste, mon cher maître, il me semble que vous allez sans chandelle est assez heureux. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; celui que je viens de quitter l’est plus que jamais en tous sens, et me l’a rendu aussi en tous sens plus encore que je ne l’étais. Je ne veux plus penser, comme l’Écclésiaste, qu’à me moquer de tout en liberté[7] : ce n’est pas que Jean-George Lefranc n’assure que vous n’avez pas entendu l’Écclésiaste, mais j’en crois plutôt vos commentaires que les siens. Adieu ; je vous embrasse mille et mille fois.

  1. Voyez la lettre de Voltaire du 28 septembre ;
  2. Frédéric II roi de Prusse.
  3. La lettre du roi de Prusse avait été écrite deux jours avant le départ de d’Alembert ; voyez cette lettre dans l’édition des Œuvres de d’Alembert, Paris, Belin, 1821, tome Ier, page 5.
  4. Maupertuis.
  5. Voyez la note, tome XXV, page 1.
  6. Cette chanson a été faite sur l’abbé depuis cardinal Dubois. (B.)
  7. C’est le sens du verset 15 du chapitre viii de l’Écclésiaste. (B.)