Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5690

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 255-257).

5690. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Ferney, 27 juin.

Votre commerce à tâtons devient vif, madame. Votre grand’tante faisait très-bien de prendre le temps comme il vient, et les hommes comme ils sont ; mais quand le temps est mauvais, il faut un abri, et quand les hommes sont ou méchants ou prévenus, il faut ou les fuir ou les détromper : c’est le cas où je me trouve.

Vous ne vous attendiez pas à être chargée d’une négociation, madame. C’est ici où le quinze-vingt des Alpes a besoin des bontés de la très-judicieuse quinze-vingt de Saint-Joseph.

Rousseau, dont vous me parlez, m’écrivit, il y a trois ans, ces propres mots[1], de Montmorency : « Je ne vous aime point. Vous donnez chez vous des spectacles ; vous corrompez les mœurs de ma patrie, pour prix de l’asile qu’elle vous a donné. Je ne vous aime point, monsieur, et je ne rends pas moins justice à vos talents. »

Une telle lettre, de la part d’un homme avec qui je n’étais point en commerce, me parut merveilleusement folle, absurde, et offensante. Comment un homme qui avait fait des comédies pouvait-il me reprocher d’avoir des spectacles chez moi, en France ? Pourquoi me faisait-il l’outrage de me dire que Genève m’avait donné un asile ? Eh ! j’en donne quelquefois ; je vis dans ma terre, je ne vais point à Genève, En un mot, je ne comprends point sur quel prétexte Rousseau put m’écrire une pareille lettre. Il a sans doute bien senti qu’il m’avait offensé, et il a cru que je m’en devais venger ; c’est en quoi il me connaît bien mal.

Quand on brûla son livre[2] à Genève, et qu’il y fut décrété de prise de corps, il s’imagina que c’était moi qui avais fait une brigue contre lui, moi qui ne vais jamais à Genève.

Il écrit à Mme  la duchesse de Luxembourg que je me suis déclaré son plus mortel ennemi[3] ; il imprime que je suis le plus violent et le plus adroit de ses persécuteurs. Moi, persécuteur ! c’est Jeannot lapin[4] qui est un foudre de guerre. Moi, j’aurais été un petit Père Le Tellier ! quelle folie ! Sérieusement parlant, je ne crois pas qu’on puisse faire à un homme une injure plus atroce que de l’appeler persécuteur.

Si jamais j’ai parlé de Rousseau autrement que pour donner un sens très-favorable à son Vicaire savoyard, pour lequel on l’a condamné, je veux être regardé comme le plus méchant des hommes. Je n’ai pas même voulu lire un seul des écrits qu’on a faits contre lui, dans cette circonstance cruelle où l’on devait respecter son malheur et estimer son génie.

Je fais Mme  la maréchale de Luxembourg[5] juge du procédé de Rousseau envers moi, et du mien envers lui ; je me confie à son équité, et je vous supplie de rapporter le procès devant elle. J’ambitionne trop son estime pour la laisser douter un moment que je sois capable de me déclarer contre un infortuné. Je suis si sensiblement touché, que je ne puis cette fois-ci vous parler d’autre chose.

Vous aurez sans doute chez vous M. d’Argenson, et vous vous consolerez tous deux du mal que la fortune a fait à l’un, et que la nature a fait à l’autre[6].

Adieu, madame. Pour moi, je serai consolé si vous me défendez de l’imputation calomnieuse que j’essuie. Comptez sur mon très-tendre et très-sincère attachement.

  1. Voyez le texte même de J.-J. Rousseau, tome XL, page 423.
  2. Émile fut brûlé à Genève le 19 juin 1762 ; voyez la note 1, tome XLII, page 556.
  3. Ce n’est pas tout à fait ce que dit J.-J. Rousseau dans sa lettre à Mme  de Luxembourg, du 21 juillet 1762 ; mais il le dit dans sa lettre du 28 mai 1764.
  4. Voyez la note 1, page 249.
  5. Voyez les notes tome XXXVII, page 176 ; et XLII, 145.
  6. L’exil de d’Argenson et la cécité de Mme  du Deffant.