Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5717

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 279-280).

5717. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 18 juillet 1764,

Vous vous trouvez peut-être fort bien de l’interruption de notre correspondance ; mais ne m’en faites jamais l’aveu, je vous prie. Je n’ai point de plus sensible plaisir que de recevoir de vos lettres, ni d’occupations plus agréables que d’y répondre ; je sais bien que le marché n’est point égal entre nous, mais qu’est-ce que cela fait ? Ce n’est point à vous à compter ric à ric.

Je vous en demande très-humblement pardon, mais je vous trouve un peu injuste sur Corneille. Je conviens de tous les défauts que vous lui reprochez, excepté quand vous dites qu’il ne peint jamais la nature. Convenez du moins qu’il la peint suivant ce que l’éducation et les mœurs du pays peuvent l’embellir ou la défigurer, et qu’il n’y a point dans ses personnages l’uniformité qu’on trouve dans presque toutes les pièces de Racine. Cornélie est plus grande que nature, j’en conviens, mais telles étaient les Romaines ; et presque toutes les grandes actions des Romains étaient le résultat de sentiments et de raisonnements qui s’éloignaient du vrai. Il n’y a peut-être que l’amour qui soit une passion naturelle, et c’est presque la seule que Racine ait peinte et rendue, et presque toujours à la manière française. Son style est enchanteur et continûment admirable. Corneille n’a, comme vous dites, que des éclairs ; mais qui enlèvent, et qui font que, malgré l’énormité de ses défauts, on a pour lui du respect et de la vénération. Il faut être bien téméraire pour oser vous dire si librement son avis. Mais permettez-moi de n’en pas rester là, et souffrez que je vous juge, ainsi que ces deux grands hommes : vous avez la variété de Corneille, l’excellence du goût de Racine, et un style qui vous rend préférable à tous les deux, parce qu’il n’est ni ampoulé, ni sophistiqué, ni monotone ; enfin vous êtes pour moi ce qu’était pour l’abbé Pellegrin sa Pélopée[2].

Adieu, monsieur ; soyez persuadé que personne n’est à vous aussi parfaitement que moi.

  1. Correspondance complète, édition Lescure, 1865.
  2. Tragédie reçue par les comédiens français le 2 décembre 1731, et représentée pour la première fois le 18 juillet 1733. C’est la moins mauvaise de cet ecclésiastique dramaturge, qui dînait de l’autel et soupait du théâtre. (L.)