Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5905
Mon cher frère, voici une grâce temporelle que je vous demande : c’est de faire parvenir à M. Delaleu ce paquet, qui est essentiel aux affaires de ma famille. Les philosophes ne laissent pas d’avoir des affaires mondaines à régler. Jean-Jacques n’est chargé que de sa seule personne, et moi, je suis chargé d’en nourrir soixante-dix : cela fait que quelquefois je suis obligé d’écrire à M. Delaleu des mémoires qui ne sont pas du tout philosophiques. Vous ne savez pas ce que c’est que la manutention d’une terre qu’on fait valoir. Je rends service à l’État sans qu’on en sache rien. Je défriche des terrains incultes ; je bâtis des maisons pour attirer les étrangers ; je horde les grands chemins d’arbres à mes dépens, en vertu des ordonnances du roi, que personne n’exécute : cette espèce de philosophie vaut bien, à mon gré, celle de Diogène.
Est-il possible que vous n’ayez pas encore reçu le petit paquet qui doit vous être venu par Besançon ? Je prendrai mes mesures pour vous faire parvenir ceux que je vous destine par le premier Anglais qui partira de Genève pour Paris.
Vous m’avez parlé des Délices : je deviens si vieux et si infirme que je ne peux plus avoir deux maisons de plaisance ; et l’état de mes affaires ne me permet plus cette dépense, qui est très-grande dans un pays où il faut combattre sans cesse contre les éléments. Je me déferai donc des Délices, si je peux parvenir à un arrangement raisonnable, ce qui est encore très-difficile.
Je vous ai prié, mon cher frère, de me faire avoir le Fatalisme, par l’enchanteur Merlin. S’il y peut ajouter le Judicium Franciscorum[1] il me fera grand plaisir ; mais me laissera-t-on mourir sans avoir le Dictionnaire philosophique complet ?
J’envoie votre lettre à Esculape-Tronchin, qui vous exhortera sans doute à la persévérance. On commence aujourd’hui[2] la Destruction du petit théologien : je voudrais bien savoir quel est ce maraud-là.
Je crois que c’est un prêtre janséniste qui est l’auteur d’une des pièces d’éloquence que vous m’avez envoyées ; et je soupçonne, non sans raison, le petit abbé d’Étrée, qui ferait bien mieux de servir à boire de bon vin de Champagne, comme son père, que de succéder au ministère d’Ahraham Chaumeix[3]. Il n’y a pas, Dieu merci, l’ombre du sens commun dans ce ridicule chiffon.
Adieu, mon cher philosophe, mon cher frère.
- ↑ Voltaire veut, probablement parler de l’ouvrage dont nous avons donné le titre dans la note 1, tome XXVIII, page 404.
- ↑ Dans sa lettre à d’Alembert, du 25 janvier, n° 5893, Voltaire dit qu’on avait déjà imprimé la quatrième feuille.
- ↑ Abraham Chaumeix avait été le premier dénonciateur de l’Encyclopédie : voyez la note, tome XXV, page 474.