Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5905

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 453-454).

5905. — À M. DAMILAVILLE.
1er février.

Mon cher frère, voici une grâce temporelle que je vous demande : c’est de faire parvenir à M. Delaleu ce paquet, qui est essentiel aux affaires de ma famille. Les philosophes ne laissent pas d’avoir des affaires mondaines à régler. Jean-Jacques n’est chargé que de sa seule personne, et moi, je suis chargé d’en nourrir soixante-dix : cela fait que quelquefois je suis obligé d’écrire à M. Delaleu des mémoires qui ne sont pas du tout philosophiques. Vous ne savez pas ce que c’est que la manutention d’une terre qu’on fait valoir. Je rends service à l’État sans qu’on en sache rien. Je défriche des terrains incultes ; je bâtis des maisons pour attirer les étrangers ; je horde les grands chemins d’arbres à mes dépens, en vertu des ordonnances du roi, que personne n’exécute : cette espèce de philosophie vaut bien, à mon gré, celle de Diogène.

Est-il possible que vous n’ayez pas encore reçu le petit paquet qui doit vous être venu par Besançon ? Je prendrai mes mesures pour vous faire parvenir ceux que je vous destine par le premier Anglais qui partira de Genève pour Paris.

Vous m’avez parlé des Délices : je deviens si vieux et si infirme que je ne peux plus avoir deux maisons de plaisance ; et l’état de mes affaires ne me permet plus cette dépense, qui est très-grande dans un pays où il faut combattre sans cesse contre les éléments. Je me déferai donc des Délices, si je peux parvenir à un arrangement raisonnable, ce qui est encore très-difficile.

Je vous ai prié, mon cher frère, de me faire avoir le Fatalisme, par l’enchanteur Merlin. S’il y peut ajouter le Judicium Franciscorum[1] il me fera grand plaisir ; mais me laissera-t-on mourir sans avoir le Dictionnaire philosophique complet ?

J’envoie votre lettre à Esculape-Tronchin, qui vous exhortera sans doute à la persévérance. On commence aujourd’hui[2] la Destruction du petit théologien : je voudrais bien savoir quel est ce maraud-là.

Je crois que c’est un prêtre janséniste qui est l’auteur d’une des pièces d’éloquence que vous m’avez envoyées ; et je soupçonne, non sans raison, le petit abbé d’Étrée, qui ferait bien mieux de servir à boire de bon vin de Champagne, comme son père, que de succéder au ministère d’Ahraham Chaumeix[3]. Il n’y a pas, Dieu merci, l’ombre du sens commun dans ce ridicule chiffon.

Adieu, mon cher philosophe, mon cher frère.

  1. Voltaire veut, probablement parler de l’ouvrage dont nous avons donné le titre dans la note 1, tome XXVIII, page 404.
  2. Dans sa lettre à d’Alembert, du 25 janvier, n° 5893, Voltaire dit qu’on avait déjà imprimé la quatrième feuille.
  3. Abraham Chaumeix avait été le premier dénonciateur de l’Encyclopédie : voyez la note, tome XXV, page 474.