Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5946

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 493-494).

5946. — À M. MARMONTEL.
À Ferney, 17 mars.

Mon cher ami, je reconnais votre cœur à la sensibilité que les Calas vous inspirent. Quand j’ai appris le succès, j’ai versé longtemps de ces larmes d’attendrissement et de joie que Mlle Clairon fait répandre. Je la trouve bien heureuse, cette divine Clairon, non-seulement elle est adorée du public, mais encore Fréron se déchaîne, à ce qu’on dit, contre elle. Elle obtient toutes les sortes de gloires. L’épigramme qu’on a daigné faire contre ce malheureux est aussi juste que bonne ; elle court le royaume. On disait ces jours passés, devant une demoiselle de Lyon, que l’ignorance n’est pas un péché ; elle répondit par ce petit huitain :


On nous écrit que maître Aliboron
Étant requis de faire pénitence :
« Est-ce un péché, dit-il, que l’ignorance ? »
Un sien confrère aussitôt lui dit : « Non ;
On peut très-bien, malgré L’Année littéraire.
Sauver son âme en se faisant huer ;
En conscience il est permis de braire ;
Mais c’est pécher de mordre et de ruer. »


Je trouve maître Alibornn bien honoré qu’on daigne parler de lui ; il ne devait pas s’y attendre. On m’a mandé de Paris qu’il allait être secrétaire des commandements de la reine. J’avoue pourtant que je ne le crois pas, quoique la fortune soit assez faite pour les gens de son espèce.

Adieu, mon cher ami ; je vieillis terriblement, je m’affaiblis ; mais l’âge et les maladies n’ont aucun pouvoir sur les sentiments du cœur. Vivez aussi heureux que vous méritez de l’être. Je vous embrasse tendrement.