Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6167

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 123-124).
6167. — DE CATHERINE II,
impératrice de russie[1].
À Pétersbourg, 17-28 novembre.

Monsieur, ma tête est aussi dure que mon nom est peu harmonieux ; je répondrai par de la mauvaise prose à vos jolis vers[2]. Je n’en ai jamais fait, mais je n’en admire pas moins pour cela les vôtres. Ils m’ont si bien gâtée, que je ne puis presque plus en souffrir d’autres. Je me renferme dans ma grande ruche ; on ne saurait faire différents métiers à la fois.

Jamais je n’aurais cru que l’achat d’une bibliothèque[3] m’attirerait tant de compliments : tout le monde m’en fait sur celle de M. Diderot. Mais avouez, vous à qui l’humanité en doit pour le soutien que vous avez donné à l’innocence et à la vertu dans la personne des Calas, qu’il aurait été cruel et injuste de séparer un savant d’avec ses livres.

Démétri, métropolite[4] de Novogorod, n’est ni persécuteur, ni fanatique. Il n’y a pas un principe dans le Mandement d’Alexis[5] qu’il n’avouât, ne prêchât, ne publiât, si cela était utile ou nécessaire : il abhorre la proposition des deux puissances. Plus d’une fois il m’a donné des exemples que je pourrais vous citer. Si je ne craignais de vous ennuyer, je les mettrais sur une feuille séparée, afin de la brûler si vous ne vouliez pas la lire.

La tolérance est établie chez nous : elle fait loi de l’État, et il est défendu de persécuter. Nous avons, il est vrai, des fanatiques qui, faute de persécution, se brûlent eux-mêmes ; mais si ceux des autres pays en faisaient autant, il n’y aurait pas grand mal ; le monde n’en serait que plus tranquille, et Calas n’aurait pas été roué. Voilà, monsieur, les sentiments que nous devons au fondateur de cette ville, que nous admirons tous deux.

Je suis bien fâchée que votre santé ne soit pas aussi brillante que votre esprit : celui-ci en donne aux autres. Ne vous plaignez point de votre âge, et vivez les années de Mathusalem, dussiez-vous tenir dans le calendrier la place que vous trouvez à propos de me refuser. Comme je ne me crois point en droit d’être chantée, je ne changerai point mon nom contre celui de l’envieuse et jalouse Junon : je n’ai pas assez de présomption pour prendre celui de Minerve ; je ne veux point du nom de Vénus, il y en a trop sur le compte de cette belle dame. Je ne suis pas Cérès non plus ; la récolte a été très-mauvaise en Russie cette année : le mien au moins me fait espérer l’intercession de ma patronne là où elle est ; et à tout prendre, je le crois le meilleur pour moi. Mais en vous assurant de la part que je prends à ce qui vous regarde, je vous en éviterai l’inutile répétition.


Catherine.

  1. D’après Beuchot. Celle-ci n’est pas dans les Documents russes. Voyez plus loin une note de la lettre 6246.
  2. Lettre 6123.
  3. Celle de Diderot ; voyez tome XLIII, page 542.
  4. « Les métropolites ne diffèrent des autres évêques et archevêques que par une cape blanche ; celui-ci l’a reçue pour m’avoir couronnée. » — Cette apostille est de Catherine.
  5. Le Mandement du révérendissime Père en Dieu Alexis, archevêque de Novogorod-la-Grande, tome XXV, page 345.