Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6207

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Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 158-159).

6207. — À M. ***,
officier de marine[1].

Il est vrai que j’ai hasardé un Essai sur l’Histoire générale, qui n’est qu’un tableau des malheurs que les rois, les ministres, les peuples de tous les pays, s’attirent par leurs fautes. Il y a peu de détails dans cet ouvrage. Si dans ce tableau général on plaçait tous les portraits, cela formerait une galerie de peintures qui régnerait d’un bout de l’univers à l’autre. Je me suis contenté de toucher en deux mots les faits principaux. Le peu que j’ai dit du combat du Finistère[2] est tiré mot à mot des papiers anglais. Notre nation n’est jamais bien informée de rien dans la première chaleur des événements, et la nation anglaise se trompe très-souvent. Je sais au moins qu’elle ne s’est pas trompée sur la justice qu’elle a rendue à tous les officiers français qui combattirent à cette journée ; et comme vous étiez, monsieur, un des principaux, cette justice vous regarde particulièrement. Il se peut très-bien faire qu’alors on ignorât à Londres si vous alliez au Canada, ou si vous reveniez de la Martinique. Il est encore très-naturel que les Anglais aient qualifié les six vaisseaux de guerre français de gros vaisseaux de roi, pour les distinguer des autres. L’amiral anglais était à la tête de dix-sept vaisseaux de guerre ; et quoique vous n’eussiez affaire qu’à quatorze, votre résistance n’est pas moins glorieuse. Je suis encore très-persuadé que les Anglais outrèrent, dans les premiers moments de leur joie, leurs avantages, et qu’ils se trompèrent de plus de moitié en prétendant avoir pris la valeur de vingt millions. Vous savez qu’à ce triste jeu les joueurs augmentent toujours le gain et la perte.

Mon seul but avait été de faire voir la prodigieuse supériorité qu’on avait laissé prendre alors sur mer aux Anglais, puisque de trente-quatre vaisseaux de guerre il n’en resta qu’un au roi à la fin de la guerre ; c’est une faute dont il paraît qu’on s’est fort corrigé.

Quant aux espèces frappées avec la légende Finistère, il y en eut peu, et j’en ai vu une. Je verrais sans doute avec plus de plaisir, monsieur, un monument qui célébrerait votre admirable conduite dans cette malheureuse journée. On commencera bientôt une nouvelle édition de cet Essai sur l’Histoire générale. Je ne manquerai pas de profiter des instructions que vous avez eu la bonté de me donner. Je rectifierai[3] avec soin toutes les méprises des Anglais, et surtout je vous rendrai la justice qui vous est due. Je n’ai point de plus grand plaisir que celui de m’occuper des belles actions de mes compatriotes. Les rois, tout-puissants qu’ils sont, ne le sont pas assez pour récompenser tous les hommes de courage qui ont servi la patrie avec distinction. La voix d’un historien est bien peu de chose ; elle se fait à peine entendre, surtout dans les cours, où le présent efface toujours le souvenir du passé. Mais ce sera pour moi une très-grande consolation si vous voyez, monsieur, votre nom avec quelque plaisir dans un ouvrage historique qui contient très-peu de noms et de détails particuliers. Il s’en faut de beaucoup que cet Essai historique soit un temple de la gloire ; mais s’il l’était, ce serait avec plaisir que j’y bâtirais une chapelle pour vous.

J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments qui vous sont dus, monsieur, votre, etc.

  1. On croit que c’est M. de Vaudreuil. (K.)
  2. Le passage est aujourd’hui (et depuis 1768) dans le Précis du Siècle de Louis XV ; voyez tome XV, page 323.
  3. Voltaire n’a rien changé.