Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6476

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 403-404).

6476. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 29 auguste.

Je ne sais trop où vous prendre, mon cher maître ; mais je vous écris à tout hasard à Ferney. M. le chevalier de Rochefort m’avait chargé d’un paquet pour vous, qui contenait le Mémoire des avocats sur l’affaire d’Abbeville, et un petit mot de lettre ; mais comme frère Damilaville me dit qu’il vous avait déjà envoyé le Mémoire, j’ai gardé le paquet, que j’ai remis à M. le chevalier de Rochefort. Je ne sais rien de nouveau sur les suites de l’assassinat juridique commis à Abbeville par un arrêt des pères de la patrie, sinon que ces pères de la patrie en sont aujourd’hui l’excrément et les tyrans, aux yeux de tous ceux qui ont conservé le sens commun. Ce qui occupe à présent nos Welches, ce sont deux affaires d’un genre fort différent : celle de M. de La Chalotais, et celle du trop fameux Jean-Jacques, qu’on punirait bien et qu’on attraperait bien en ne parlant point de lui. M. Hume vient de m’envoyer une longue lettre[1] de ce drôle (car il ne mérite pas d’autre nom), qui excite tour à tour l’indignation et la pitié en la lisant ; c’est le commérage et le cailletage le plus plat joint à la plus vilaine âme. Je crois qu’il serait bon qu’elle fût imprimée. Imaginez-vous que ce maraud m’accuse aussi d’être de ses ennemis, moi qui n’ai d’autre reproche à me faire que d’avoir trop bien parlé et trop bien pensé de lui. Je l’ai toujours cru un peu charlatan, mais je ne le croyais pas un méchant homme. Je suis bien tenté de lui faire un défi public d’administrer les preuves qu’il a contre moi : ce défi l’embarrasserait beaucoup ; mais en vaut-il la peine ?

À l’égard de M. de La Chalotais, il paraît que tous les gens du métier conviennent que toutes les règles ont été violées dans la procédure qu’on a faite contre lui ; et que le roi, si plein de bonnes intentions, a été bien indignement et bien odieusement trompé dans cette affaire. Toute la France en attend la décision ; et, en attendant, ses persécuteurs sont l’objet de l’exécration publique. Adieu, mon cher maître ; la colère me rend malade, et m’empêche de vous en écrire davantage. Portez-vous bien, dormez (c’est ce que j’ai bien de la peine à faire), digérez de votre mieux (je ne parle pas de ce qui se fait, car cela est impossible à digérer), et surtout aimez-moi toujours.

  1. Celle du 10 juillet 1766, adressée par Rousseau à Hume.