Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6521

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Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 447-449).

6521. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
26 septembre.

Mon cher ange, je vous supplie de présenter mes tendres respects à M. le duc de Praslin. Je suis pénétré des sentiments de bonté dont il veut toujours m’honorer. Je lui souhaite une santé affermie : c’est la seule chose qui peut lui manquer, et c’est celle sans laquelle il n’y a point de bonheur.

Il est vrai que j’ai un beau sujet[1] ; mais c’est une belle femme qui me tombe entre les mains, à l’âge de près de soixante-treize ans : je la donnerai à exploiter à quelque jeune homme. Je vous ai déjà dit[2] que j’étais comme le chevalier Comdom, qui s’est fait une grande réputation pour avoir procuré du plaisir à la jeunesse quand il ne pouvait plus en avoir.

La Harpe et Chamfort viennent chez moi à la fin de l’automne, ainsi vous aurez deux tragédies : de quoi diable avez-vous à vous plaindre ?

Je ne hais pas absolument les roués ; je trouve qu’ils se font lire, et qu’il n’y a pas un seul moment de langueur. Je trouve qu’elle est fortement écrite, et je crois même qu’elle ferait plaisir au théâtre si Mlle  Clairon jouait Fulvie ; Mlle  Lecouvreur, Julie ; Baron, Auguste ; et Lekain, Pompée. Il n’est pas mal d’ailleurs d’avoir une pièce dans ce goût, afin que tous les genres soient épuisés.

À l’égard des ouvrages philosophiques tels que Cicéron, Lucrèce, Sénèque, Épictète, Pline, Lucien, en faisaient contre les superstitions de leur temps, je ne me pique point d’imiter ces grands hommes. Vous savez que je ne fais aucun ouvrage dans ce goût ; je vis chez des Welches, et non pas chez les anciens Romains. Je suis sur les frontières d’une nation qui sait par cœur Rose et Colas, et qui ne lit point le De Natura deorum. La calomnie a beau m’imputer quelquefois des écrits pleins d’une sagesse hardie, qui n’est pas celle des Welches, mais qui est celle des Montaigne, des Charron, des La Mothe-le-Vayer, des Bayle, je défie qu’on me prouve jamais que j’aie la moindre part à ces témérités philosophiques. Il est vrai que j’ai été indigné de certaines barbaries welches ; mais je me suis consolé en songeant combien il y a de Français aimables, à la tête desquels vous êtes, avec l’hôte chez qui vous logez. Il n’y a point de mois où l’on ne voie paraître en Hollande tantôt un excellent ouvrage de Fréret[3], tantôt un moins bon, mais pourtant assez bon, de Boulanger[4] ; tantôt un autre éloquent et terrible de Bolingbroke[5]. On a réimprimé le Vicaire savoyard[6], dégagé du fatras dÉmile, avec quelques ouvrages du consul de Maillet[7]. Toute la jeunesse allemande apprend à lire dans ces ouvrages ; ils deviennent le catéchisme universel, depuis Bade jusqu’à Moscou. Il n’y a pas à présent un prince allemand qui ne soit philosophe. Je n’ai assurément aucune part dans cette révolution qui s’est faite depuis quelques années dans l’esprit humain. Ce n’est pas ma faute si ce siècle est éclairé, et si la raison a pénétré jusque dans les cavernes. J’achève paisiblement ma vie, sans sortir de chez moi ; je bâtis un village, je défriche des terres incultes, et je suis seulement fâché que le blé vaille actuellement chez nous quarante francs le setier. J’ai bâti une église, et j’y entends la messe : je ne vois pas pourquoi on voudrait me faire martyr. On peut m’assassiner, mais on ne peut me condamner ; et d’ailleurs, quand on m’assassinerait à soixante-treize ans, j’aurais toujours probablement plus vécu que mes assassins, et j’aurais plus rendu de services aux hommes que maître Pasquier. Mais j’espère que cela n’arrivera pas, et je vous réponds que j’y mettrai bon ordre. J’ai peu de temps à vivre, d’une manière ou d’aute ; je vivrai et je mourrai attaché à mon cher ange, avec mon culte ordinaire d’hyperdulie.

P. S. Que dites-vous de Mme  la comtesse de Brionne, qui va des Pyrénées aux Alpes comme on va de Versailles à Paris ? Elle voulait venir incognito ; je l’en défie. Est-ce qu’elle serait philosophe ?

  1. Les Scythes ; voyez tome VI, page 261.
  2. La lettre où Voltaire parle pour la première fois du chevalier de Comdom manque.
  3. Examen critique des Apologistes de la religion chretienne ; voyez lettre 6306.
  4. L’antiquité dévoilée ; voyez lettre 6320.
  5. L’examen important, etc. (par Voltaire) ; voyez tome XXVI, page 195.
  6. La Profession de foi du vicaire savoyard faisait partie du Recueil nécessaire ; voyez lettre 6473.
  7. C’est par plaisanterie que Voltaire nomme ici le consul de Maillet, auteur du Telliamed ; voyez tome XXI, page 331.