Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6687

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6687. — À M. LE COMTE DE LA TOURAILLE.
Au château de Ferney, le 19 janvier.

Je suis vieux, monsieur, malade, borgne d’un œil, et maléficié de l’autre. Je joins à tous ces agréments celui d’être assiégé, ou du moins bloqué. Nous n’avons, dans ma petite retraite, ni de quoi manger, ni de quoi boire, ni de quoi nous chauffer ; nous sommes entourés de soldats de six pieds, et de neiges hautes de dix ou douze ; et tout cela parce que J.-J. Rousseau a échauffé quelques têtes d’horlogers et de marchands de draps. La situation très-triste où nous nous trouvons ne m’a pas permis de répondre plus tôt à l’honneur de votre lettre : vous êtes trop généreux pour n’avoir pas pour moi plus de pitié que de colère.

Nous avons ici M. et Mme de La Harpe, qui sont tous deux très‑aimables. M. de La Harpe commence à prendre un vol supérieur ; il a remporté deux prix de suite à l’Académie, par d’excellents ouvrages. J’espère qu’il vous donnera à Pâques une fort bonne tragédie.

Il eut l’honneur de dédier à M. le prince de Condé sa tragédie de Warwick, qui avait beaucoup réussi. J’ai vu une ode[1] de lui à Son Altesse sérénissime, dans laquelle il y a autant de poésie que dans les plus belles de Rousseau. Il mérite assurément la protection du digne petit-fils du grand Condé. Il a beaucoup de mérite, et il est très-pauvre. Il ne partage actuellement que la disette où nous sommes.

Adieu, monsieur ; agréez les assurances de mes tendres et respectueux sentiments, et ayez la bonté de me mettre aux pieds de Son Altesse sérénissime[2].

  1. Ode à monseigneur le prince de Condé, au retour de la campagne de 1763.
  2. La Touraille était écuyer du prince de Condé ; voyez tome XL, page 326.