Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6712

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 81-83).

6712. — À M. CHARDON.
À Ferney, 2 février.

Monsieur, le mémoire sur Sainte-Lucie[1] ne me donne aucune envie d’aller dans ce pays-là, mais il m’inspire le plus grand désir de connaître l’auteur. Je suis pénétré de la bonté qu’il a eue, je lui dois autant d’estime que de reconnaissance.

Voilà comme les mémoires des intendants[2], en 1698, auraient dû être faits ; on y verrait clair, on connaîtrait le fort et le faible des provinces. Le pays sauvage où je suis, monsieur, ressemble assez à votre Sainte-Lucie ; il est au bout du monde, et a été jusqu’à présent un peu abandonné à sa misère.

Je suis trop vieux pour rien entreprendre ; et, après ma mort, tout retombera dans son ancienne horreur. Il faudrait être le maître absolu de son terrain pour fonder une colonie : ce n’est pas où les Français réussissent le mieux. Nous trouverons toujours cent filles d’opéra contre une Didon.

Je serai très-affligé si le mémoire pour les Sirven n’est digne ni de l’avocat ni de la cause ; mais je me console, puisque c’est vous, monsieur, qui rapporterez l’affaire. L’éloquence du rapporteur fait bien plus d’impression que celle de l’avocat. Vous verrez, quand vous jugerez cette affaire, que la sentence qui a condamné les Sirven, qui les a dépouillés de leurs biens, qui a fait mourir la mère, et qui tient le père et les deux filles dans la misère et dans l’opprobre, est encore plus absurde que l’arrêt contre les Calas. Il me semble que les juges des Calas pouvaient au moins alléguer quelques faibles et malheureux prétextes ; mais je n’en ai découvert aucun dans la sentence contre les Sirven. Un grand roi[3] m’a fait l’honneur de me mander, à cette occasion, que jamais on ne devrait permettre l’exécution d’un arrêt de mort qu’après qu’elle aurait été approuvée par le conseil d’État du souverain. On en use ainsi dans les trois quarts de l’Europe. Il est bien étrange que la nation la plus gaie du monde soit si souvent la plus cruelle.

Je vous demande pardon, monsieur ; je suis assez comme les autres vieillards qui se plaignent toujours ; mais je sais qu’heureusement le corps des maîtres des requêtes n’a jamais été si bien composé qu’aujourd’hui, que jamais il n’y a eu plus de lumières, et que la raison l’emporte sur la forme atroce et barbare dont on s’est quelquefois piqué, à ce qu’on dit, dans d’autres compagnies. Vous m’avez inspiré de la franchise ; je la pousse peut-être trop loin, mais je ne puis pousser trop loin les autres sentiments que je vous dois, et le respect infini avec lequel j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.

  1. Essai sur la colonie de Sainte-Lucie, par un ancien intendant de cette île ; imprimé en 1779, in-8o. Cet ouvrage est de Chardon.
  2. Voyez ce que Voltaire en dit tome XIV, page 513.
  3. Le roi de Prusse ; voyez lettre 6557.