Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6757

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 121-123).
6757. — DE M. LINGUET[1].
À Paris, le 19 février.

Je me conforme volontiers, monsieur, à une coutume très-juste que je vois assez généralement établie : c’est que les jeunes auteurs vous adressent un exemplaire de leurs ouvrages, et qu’ils briguent pour leurs productions une place dans votre bibliothèque. Il est bien naturel que les premiers fruits d’un arbre soient cueillis par la main qui a le plus contribué à en affermir les racines. Les progrès de la raison et du goût parmi nous vous sont dus pour la plus grande partie. Ceux qui en profitent ne sauraient se dispenser de vous en marquer leur reconnaissance. La protection donnée par nos chanceliers à la littérature leur vaut un livre de chaque espèce : le même hommage vous est dû au même titre.

Le dieu du goût, ce dieu sensible et délicat,
Dont vous avez si bien fait connaître l’empire,
DontVous a remis les sceaux de cet État.
DontVousMalgré les cris de la satire,

Il vous en a nommé le premier magistrat.
Il vous eCe poste-là pour la finance
Il vous eNe vaut pas tant, comme je crois,
Il vous eQue la garde des sceaux de France ;
Il vouEt ce n’est pas la seule différence
Il vous eQui distingue ces deux emplois.
Il vous eChacun peut se croire capable
Il vous eDe bien garder ces derniers sceaux.
Il vouAussi voit-on à ce poste honorable
Prétendre à chaque instant des concurrents nouveaux.
Il vous eMais ici le cas est tout autre :
Il vous eVous n’aurez jamais de rivaux
Il vouAssez hardis pour demander le vôtre.

Il est bien vrai qu’il vous expose à recevoir de temps en temps des envois fâcheux, et à des lectures ennuyeuses. Mais vous usez sans doute du privilège des autres chanceliers, vous vous gardez bien de lire tous les placets qu’on vous adresse ; et quand vous vous y croiriez obligé en conscience, ce ne serait, après tout, qu’un des inconvénients de votre place. Il n’y en a point, comme vous savez, qui n’ait des amertumes. Ce n’est que dans l’Église qu’on trouve des bénéfices sans charge.

Si vous dérogez pour moi aux prérogatives de la vôtre, si vous daignez jeter un coup d’œil sur la Théorie des lois civiles[2], vous y trouverez peut-être bien des choses nouvelles ; mais il y en aura beaucoup aussi que vous avez sûrement pensées avant moi. Je vous ai assez lu, je vous ai assez bien compris, pour être certain que vous ne me blâmerez pas d’avoir combattu les opinions de M. de Montesquieu. J’ai rendu justice à son grand génie en attaquant ses erreurs. C’est un esprit brillant qui est sujet à de fréquentes éclipses. Je n’en dis pas à beaucoup près tout ce que j’en aurais pu dire : il me reste des matériaux pour plus d’un volume. J’aurai occasion de les placer dans la suite de mon ouvrage, si je remplis jamais le grand projet que j’ai formé, celui d’attaquer dans sa source la multiplicité des lois, des tribunaux, des coutumes, etc. ; de prouver que la simplicité, l’uniformité, sont ou doivent être les vrais ressorts de la politique, et que la complication ne fait que des monstres en tout genre. Vous sentez qu’en développant de pareils principes, il faudra souvent réfuter M. de Montesquieu, et c’est ce qui paraît aussi facile que nécessaire.

Je pense comme vous, monsieur, que la littérature, les arts, et tout ce qui y a rapport, sont des inventions très-utiles pour les riches, des ressources très-bonnes pour les hommes oisifs qui ont du superflu ; ce sont des hochets qui les amusent dans l’état d’enfance perpétuelle où les retient l’opulence. Leur vivacité s’exerce sur ces bagatelles qui les occupent. L’attention qu’ils y donnent les empêche de faire du développement de leurs forces un usage plus dangereux.

Mais je crois fermement qu’il n’en est pas ainsi de l’autre portion infiniment plus nombreuse de l’humanité que l’on appelle peuple. Ces hochets spirituels deviennent pour lui des amulettes empoisonnés qui le gâtent et le corrompent sans retour. L’état actuel de la société le condamne à n’avoir que des bras. Tout est perdu dès qu’on le met dans le cas de s’apercevoir qu’il a aussi un esprit.

Si l’on pouvait n’illuminer qu’une de ces deux divisions du genre humain ; s’il était possible d’intercepter tous les rayons qui vont de la petite à la grande, et d’entretenir une nuit éternelle sur celle des deux seulement qui n’est utile et soumise qu’autant qu’elle y reste, j’applaudirais volontiers aux travaux des philosophes et de leurs partisans. Mais songez-y, monsieur, le soleil ne saurait se lever pour la première que le crépuscule ne s’étende jusqu’à la seconde, quelque éloignée qu’elle en soit. Celle-ci, dès qu’elle est éclairée, tend nécessairement à apprécier l’autre, où à se confondre avec elle. Il s’ensuit de là que le jour leur est funeste à toutes deux, et qu’une obscurité où elles vivent tranquilles, chacune dans leurs limites respectives, est infiniment préférable à des lumières qui ne leur apprennent qu’à se dédaigner, ou à se détester réciproquement.

Voilà, monsieur, ma petite profession de foi littéraire, à laquelle je serai toujours attaché, jusqu’au martyre exclusivement, etc.

  1. La réponse de Voltaire est du 15 mars ; voyez n° 6793. Simon-Nicolas-Henri Linguet, avocat au parlement de Paris, né à Reims le 14 juillet 1736, a péri sur l’écbafaud révolutionnaire le 27 juin 1794.
  2. Ouvrage de Linguet, 1767, in-12 ; 1774, trois volumes in-12.