Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6793

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 161-164).
6793. — À M. LINGUET[1].
15 mars.

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Je crois, comme vous, monsieur, qu’il y a plus d’une 11 inadvertance dans l’Esprit des lois[2]. Très-peu de lecteurs sont attentifs ; on ne s’est point aperçu que presque toutes les citations de Montesquieu sont fausses. Il cite le prétendu Testament du cardinal de Richelieu, et il lui fait dire au chapitre v, dans le livre III, que s’il se trouve dans le peuple quelque malheureux honnête homme, il ne faut pas s’en servir. Ce testament, qui d’ailleurs ne mérite pas la peine d’être cité, dit précisément le contraire ; et ce n’est point au sixième, mais au quatrième chapitre.

Il fait dire à Plutarque que les femmes n’ont aucune part au véritable amour[3]. Il ne songe pas que c’est un des interlocuteurs qui parle ainsi, et que ce Grec, trop grec, est vivement réprimandé par le philosophe Daphneüs, pour lequel Plutarque décide. Ce dialogue est tout consacré à l’honneur des femmes ; mais Montesquieu lisait superficiellement, et jugeait trop vite.

C’est la même négligence qui lui a fait dire que le Grand Seigneur n’était point obligé par la loi de tenir sa parole[4] ; que tout le bas commerce était infâme chez les Grecs[5] ; qu’il déplore l’aveuglement de François Ier, qui rebuta Christophe Colomb[6], qui lui proposait les Indes, etc. Vous remarquerez que Christophe Colomb avait découvert l’Amérique avant que François Ier fût né.

La vivacité de son esprit lui fait dire au même endroit, livre XXI, chapitre xxii, que le conseil d’Espagne eut tort de défendre l’emploi de l’or en dorure. Un décret pareil, dit-il, serait semblable à celui que feraient les états de Hollande, s’ils défendaient la cannelle. Il ne fait pas réflexion que les Espagnols n’avaient point de manufactures ; qu’ils auraient été obligés d’acheter les étoffes et les galons des étrangers, et que les Hollandais ne pouvaient acheter ailleurs que chez eux-mêmes la cannelle, qui croît dans leurs domaines.

Presque tous les exemples qu’il apporte sont tirés des peuples inconnus du fond de l’Asie, sur la foi de quelques voyageurs mal instruits ou menteurs.

Il affirme[7] qu’il n’y a de fleuve navigable en Perse que le Cyrus : il oublie le Tigre, l’Euphrate, l’Oxus, l’Araxe, et le Phase, l’Indus même, qui a coulé longtemps sous les lois des rois de Perse. Chardin nous assure, dans son troisième tome, que le fleuve Zenderouth, qui traverse Ispahan, est aussi large que la Seine à Paris, et qu’il submerge souvent des maisons sur les quais de la ville.

Malheureusement le système de l’Esprit des lois a pour fondement une antithèse qui se trouve fausse. Il dit que les monarchies sont établies sur l’honneur, et les républiques sur la vertu ; et, pour soutenir ce prétendu bon mot : La nature de l’honneur (dit-il, livre III, chapitre vii) est de demander des préférences, des distinctions ; l’honneur est donc, par la chose même, placé dans le gouvernement monarchique. Il devrait songer que, par la chose même, on briguait, dans la république romaine, la préture, le consulat, le triomphe, des couronnes, et des statues.

J’ai pris la liberté de relever plusieurs méprises pareilles dans ce livre, d’ailleurs très-estimable. Je ne serai pas étonné que cet ouvrage célèbre vous paraisse plus rempli d’épigrammes que de raisonnements solides ; et cependant il y a tant d’esprit et de génie qu’on le préférera toujours à Grotius et à Puffendorf. Leur malheur est d’être ennuyeux ; ils sont plus pesants que graves.

Grotius, contre lequel vous vous élevez avec tant de justice, a extorqué de son temps une réputation qu’il était bien loin de mériter. Son Traité de la Religion chrétienne n’est pas estimé des vrais savants. C’est là qu’il dit, au chapitre xxii de son Ier livre, que l’embrasement de l’univers est annoncé dans Hystaspe et dans les Sibylles. Il ajoute à ces témoignages ceux d’Ovide et de Lucain ; il cite Lycophron pour prouver l’histoire de Jonas.

Si vous voulez juger du caractère de l’esprit de Grotius, lisez sa harangue à la reine Anne d’Autriche, sur sa grossesse. Il la compare à la Juive Anne, qui eut des enfants étant vieille ; il dit que les dauphins, en faisant des gambades sur l’eau, annoncent la fin des tempêtes, et que, par la même raison, le petit dauphin qui remue dans son ventre annonce la fin des troubles du royaume.

Je vous citerais cent exemples de cette éloquence de collège dans Grotius, qu’on a tant admiré. Il faut du temps pour apprécier les livres, et pour fixer les réputations.

Ne craignez pas que le bas peuple lise jamais Grotius et Puffendorf ; il n’aime pas à s’ennuyer. Il lirait plutôt (s’il le pouvait) quelques chapitres de l’Esprit des lois, qui sont à portée de tous les esprits parce qu’ils sont très-naturels et très-agréables. Mais distinguons, dans ce que vous appelez peuple, les professions qui exigent une éducation honnête, et celles qui ne demandent que le travail des bras et une fatigue de tous les jours. Cette dernière classe est la plus nombreuse. Celle-là, pour tout délassement et pour tout plaisir, n’ira jamais qu’à la grand’messe et au cabaret, parce qu’on y chante, et qu’elle y chante elle-même ; mais, pour les artisans plus relevés, qui sont forcés par leurs professions mêmes à réfléchir beaucoup, à perfectionner leur goût, à étendre leurs lumières, ceux-là commencent à lire dans toute l’Europe. Vous ne connaissez guère, à Paris, les Suisses que par ceux qui sont aux portes des grands seigneurs, ou par ceux à qui Molière fait parler un patois inintelligible, dans quelques farces[8] ; mais les Parisiens seraient étonnés s’ils voyaient dans plusieurs villes de Suisse, et surtout dans Genève, presque tous ceux qui sont employés aux manufactures passer à lire le temps qui ne peut être consacré au travail. Non, monsieur, tout n’est point perdu quand on met le peuple en état de s’apercevoir qu’il a un esprit. Tout est perdu au contraire quand on le traite comme une troupe de taureaux, car, tôt ou tard, ils vous frappent de leurs cornes. Croyez-vous que le peuple ait lu et raisonné dans les guerres civiles de la rose rouge et de la rose blanche en Angleterre, dans celle qui fit périr Charles Ier sur un échafaud, dans les horreurs des Armagnacs et des Bourguignons, dans celles mêmes de la Ligue ? Le peuple, ignorant et féroce, était mené par quelques docteurs fanatiques qui criaient : Tuez tout, au nom de Dieu. Je défierais aujourd’hui Cromwell de bouleverser l’Angleterre par son galimatias d’énergumène ; Jean de Leyde, de se faire roi de Munster ; et le cardinal de Retz, de faire des barricades à Paris. Enfin, monsieur, ce n’est pas à vous d’empêcher les hommes de lire, vous y perdriez trop, etc.

  1. Réponse au n° 6757.
  2. On trouve dans divers ouvrages de Voltaire des critiques de l’Esprit des lois ; voyez la note, tome XX, page 1.
  3. Livre II, chapitre ix, note 2.
  4. Livre III, chapitre ix.
  5. Livre IV, chapitre viii.
  6. Livre XXI, chapitre xxii.
  7. Il y a dans Montesquieu, livre XXIV, chapitre xxvi : « M. Chardin dit qu’il n’y a point de fleuve navigable en Perse, si ce n’est le fleuve Kur. »
  8. Dans les Fourberies de Scapin et dans Monsieur de Pourceaugnac.