Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6776

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6776. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 28 février.

Je félicite l’Europe des productions dont vous l’avez enrichie pendant plus de cinquante années, et je souhaite que vous en ajoutiez encore autant que les Fontenelle, les Fleury et les Nestor en ont vécu. Avec vous finit le siècle de Louis XIV. De cette époque si féconde en grands hommes, vous êtes le dernier qui nous reste. Le dégoût des lettres, la satiété des chefs-d’œuvre que l’esprit humain a produits, un esprit de calcul, voilà le goût du temps présent.

Parmi la foule de gens d’esprit dont la France abonde, je ne trouve pas de ces esprits créateurs, de ces vrais génies qui s’annoncent par de grandes beautés, des traits brillants, et des écarts même. On se plaît à analyser tout. Les Français se piquent à présent d’être profonds. Leurs livres semblent faits par de froids raisonneurs, et ces grâces qui leur étaient si naturelles, ils les négligent.

Un des meilleurs ouvrages que j’aie lus de longtemps est ce factum pour les Calas, fait par un avocat[1] dont le nom ne me revient pas. Ce factum est plein de traits de véritable éloquence, et je crois l’auteur digne de marcher sur les traces de Bossuet, etc., non comme théologien, mais comme orateur.

Vous êtes environné d’orateurs qui haranguent à coups de baïonnettes et de cartouches : c’est un voisinage désagréable pour un philosophe qui vit en retraite, plus encore pour les Genevois.

Cela me rappelle le conte du Suisse qui mangeait une omelette au lard un jour maigre, et qui, entendant tonner, s’écria : « Grand Dieu ! voilà bien du bruit pour une omelette au lard[2]. » Les Genevois pourraient faire cette exclamation en s’adressant à Louis XV. La fin de ce blocus ne tournera pas à l’avantage du peuple. Ce qu’ils pourraient faire de plus judicieux serait de céder aux conjonctures, et de s’accommoder. Si l’obstination et l’animosité les en empêchent, leur dernière ressource est l’asile que je leur prépare, et qui se trouve dans un lieu que vous jugez très-bien qui leur sera convenable [3].

Je ne sais quel est le jeune homme dont vous me parlez[4]. Je m’informerai s’il se trouve à Wesel quelqu’un de ce nom. En cas qu’il y soit, votre recommandation ne lui sera pas inutile.

Voici de suite trois jugements bien honteux pour les parlements de France. Les Calas, les Sirven et La Barre devraient ouvrir les yeux au gouvernement, et le porter à la réforme des procédures criminelles ; mais on ne corrige les abus que quand ils sont parvenus à leur comble. Quand ces cours de justice auront fait rouer quelque duc et pair par distraction, les grandes maisons crieront, les courtisans mèneront grand bruit, et les calamités publiques parviendront au trône.

Pendant la guerre, il y avait une contagion à Breslau : on enterrait cent vingt personnes par jour ; une comtesse dit : « Dieu merci, la grande noblesse est épargnée ; ce n’est que le peuple qui meurt. » Voilà l’image de ce que pensent les gens en place, qui se croient pétris de molécules plus précieuses que ce qui fait la composition du peuple qu’ils oppriment. Cela a été ainsi presque de tout temps. L’allure des grandes monarchies est la même. Il n’y a guère que ceux qui ont souffert l’oppression qui la connaissent et la détestent. Ces enfants de la fortune, qu’elle a engourdis dans la prospérité, pensent que les maux du peuple sont exagération, que des injustices sont des méprises ; et pourvu que le premier ressort aille, il importe peu du reste.

Je souhaite, puisque la destinée du monde est d’être mené ainsi, que la guerre s’écarte de votre habitation, et que vous jouissiez paisiblement dans votre retraite d’un repos qui vous est dû, sous les ombrages des lauriers d’Apollon : je souhaite encore que, dans cette douce retraite, vous ayez autant de plaisir que vos ouvrages en ont donné à vos lecteurs. À moins d’être au troisième ciel[5], vous ne sauriez être plus heureux.

Fédéric.

  1. Le Mémoire de Sudre ou celui d’Elie de Beaumont, mentionnés dans la note, tome XXIV, page 365, sous les nos ii et iv.
  2. Beaucoup d’auteurs, et Voltaire lui-même (voyez tome XXVI, page 498), attribuent ce mot à Desbarreaux.
  3. À Clèves ; voyez lettres 6409, 6439, 6444, 6454, 6460.
  4. La lettre où Voltaire parle, pour la première fois, à Frédéric du malheureux d’Étallonde de Morival paraît perdue. (B.) — Dominique de Morival, cadet au régiment d’infanterie du général d’Eichmann, n° 48, à Wesel, fut nommé officier le 27 avril 1767.
  5. « Au premier ciel. » (Œuvres posthumes, édit. de Berlin.)