Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6822

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 193-194).
6822. — À M. DAMILAVILLE.
3 avril.

Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 21 mars par M. Mallet, et je n’ai reçu encore aucun des envois que vous avez bien voulu me faire par Lyon. Tous les mémoires de M. de Beaumont en faveur des Sirven sont encore à la douane : je ne sais pas quand je pourrai les avoir. Toute communication entre Lyon et Genève est interrompue.

M. Fournier vous avait envoyé l’étui de mathématiques pour M. Lembertad, il y a environ trois semaines, par la même voie que vous aviez vous-même choisie, et par laquelle vous aviez reçu le factum des Sirven signé de toute la famille. Il était à croire que l’étui de mathématiques[1], qui coûte, comme vous savez, cent écus, vous parviendrait de même. Il faut que quelque grand mathématicien ait mis la main dessus et se le soit approprié, car il est d’un des meilleurs ouvriers de l’Europe.

Je suis actuellement séparé du reste du monde. Nous ne savons plus de quel côté nous tourner pour faire venir les choses les plus nécessaires à la vie, et je mets les bons livres parmi les choses absolument nécessaires.

Je me sais bien bon gré de vous avoir envoyé ma lettre pour M. Linguet[2]. Je le croyais de vos amis intimes, puisqu’il m’envoyait son livre[3] par vous, et que M. Thieriot me l’avait vanté comme un des meilleurs ouvrages qu’on eût vus depuis longtemps. Je n’ai pas plus reçu le livre que les autres ballots ; mais je vous en crois sur ce que vous me dites. Il est bon de savoir à qui on a affaire. Vous vous êtes conduit très-sagement, je vous en loue, et je vous en remercie.

On m’a envoyé la lettre de l’abbé Mauduit[4]. Il me semble qu’elle n’est que plaisante, et qu’elle n’a aucune teinture d’impiété. L’auteur s’égaye peut-être un peu aux dépens de quelques docteurs de Sorbonne, mais il paraît respecter beaucoup la religion : c’est, comme nous l’avons dit tant de fois ensemble, le premier devoir d’un bon sujet et d’un bon écrivain. Aussi je ne connais aucun philosophe qui ne soit excellent citoyen et excellent chrétien. Ils n’ont été calomniés que par des misérables qui ne sont ni l’un ni l’autre.

Je ne sais point qui est M. de La Férière ; mais il paraît que c’est un Burrhus. Je souhaite qu’il ne trouve point de Narcisse.

On m’avait déjà touché quelque chose de ce qu’on imputait à Tronchin[5]. Je ne l’en ai jamais cru capable, quoiqu’il me fit l’injustice d’imaginer que je favorisais les représentants de Genève. Je suis bien loin de prendre aucun parti dans ces démêlés ; je n’ai d’autre avis que celui dont le roi sera. Il faudrait que je fusse insensé, pour me mêler d’une affaire pour laquelle le roi a nommé un plénipotentiaire. Je suis auprès de Genève comme si j’en étais à cent lieues, et j’ai assez de mes propres chagrins, sans me mêler des tracasseries des autres. Je suis exactement le conseil de Pythagore : Dans la tempête, adorez l’écho.

Adieu, mon très-cher ami[6].

  1. L’ouvrage de d’Alembert Sur la Destruction des jésuites, pour lequel l’auteur avait reçu du libraire cent écus.
  2. Voyez lettre 6793.
  3. Théorie des lois civiles ; voyez ibid.
  4. L’Anecdote sur Bélisaire ; voyez tome XXVI, page 109.
  5. On prétendait que le roi avait demandé à Tronchin s’il était toujours grand ami de Voltaire, et que Tronchin avait répondu qu’il n’était pas l’ami d’un impie. Ce mot, rapporté à Ferney porta Voltaire à faire figurer Tronchin dans le deuxième chant de la Guerre de Genève.
  6. À cette lettre on ajoute quelquefois un P. S., qui n’est autre que les alinéas 1, 4 et 5 de la lettre 6829.