Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6939

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 313-315).
6939. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 14 juillet.

Je n’ai pas besoin de vous dire, ou plutôt de vous répéter, mon cher et illustre maître, avec quel plaisir j’ai lu ou plutôt relu ce que vous avez bien voulu m’envoyer ; vous connaissez mon avidité pour tout ce qui vient de vous, et il ne tiendrait qu’à vous de la satisfaire encore mieux que vous ne faites. Je suis presque fâché quand j’apprends, par le public, que vous avez donné, sans m’en rien dire, quelque nouveau camouflet au fanatisme et à la tyrannie, sans préjudice des gourmades à poing fermé que vous leur appliquez si bien d’ailleurs. Il n’appartient qu’à vous de rendre ces deux fléaux du genre humain odieux et ridicules. Les honnêtes gens vous en ont d’autant plus d’obligation qu’on ne peut plus attaquer ces deux monstres que de loin ; ils sont trop redoutables sur leurs foyers, et trop en garde contre les coups qu’on pourrait leur porter de trop près.

Les nouveaux soufflets[1] que votre ami s’est essayé à donner aux jésuites et aux jansénistes ont bien de la peine à leur parvenir ; ce seront vraisemblablement des coups perdus : il n’y a pas grand mal à cela, pourvu que les vérités qui accompagnent ces soufflets ne soient pas tout à fait inutiles.

Dites-moi, je vous prie, à propos de cela, où en est la nouvelle édition de la Destruction des Jésuites[2]. Pourriez-vous, si elle est enfin achevée, m’en faire parvenir quelques exemplaires ?

J’ai donné à mes petits gants d’Espagne[3] une nouvelle façon qui leur procurera un peu plus d’odeur ; je vous enverrai cela au premier jour, par frère Damilaville. Que dites-vous, en attendant, de ces pauvres diables-là, qui courent la mer sans pouvoir trouver d’asile ? On serait presque tenté d’en avoir pitié, si on n’était pas bien sûr qu’en pareil cas ils n’auraient pitié ni d’un janséniste ni d’un philosophe. J’écrivais ces jours passés à votre ancien disciple[4] que j’étais persuadé que, s’il chassait jamais les jésuites de Silésie, il ne tiendrait pas renfermées dans son cœur royal[5] les raisons de leur expulsion. Je lui ai fait, par la même occasion, mes remerciements, au nom de la raison et de l’humanité, de ce qu’on peut espérer des grâces de sa part, quoiqu’on ait passé le chapeau sur la tête devant une procession de capucins, et qu’on ait chanté devant son perruquier et son laquais des chansons de b…

J’ignore qui est ce faquin de Larcher qui a écrit sous les yeux du syndic Riballier contre la Philosophie de l’Histoire ; mais je recommande très-instamment ce syndic Riballier au neveu de l’abbé Bazin. Je lui donne ce syndic pour le plus grand fourbe et le plus grand maraud qui existe ; Marmontel pourra lui en dire des nouvelles. Croiriez-vous qu’il n’a pas été permis à ce dernier de se défendre, à visage découvert, contre ce coquin, qui l’a attaqué sous le masque, et de lui donner cent coups de bâton pour les coups d’épingle qu’il en a reçus par les mains d’un autre faquin nommé Coger[6], dit Coge pecus, régent de rhétorique au collège Mazarin, dont Riballier est principal ? Il faut que le neveu de l’abbé Bazin applique à ces deux drôles des soufflets qui les rendent ridicules à leurs écoliers mêmes.

On dit que la censure de la Sorbonne va enfin paraître ; ce sera sans doute une pièce rare. En attendant, les Trente-sept Vérités opposées aux trente-sept impiétés les ont couverts de ridicule et d’opprobre. On dit qu’ils désavoueront, dans leur censure, les trente-sept propositions condamnées ; mais à qui en imposeront-ils ? Il est certain que cette liste a été imprimée chez Simon, et qu’elle était signée du syndic, qui, à la vérité, a essuyé sur ce sujet quelques mortifications en Sorbonne, quoiqu’il n’eût rien fait que de concert avec les députés commissaires de la sacrée Faculté.

Voulez-vous bien remettre ce billet à M. de La Harpe ? Nous avons pour l’éloge de Charles V un concours nombreux ; mais le jugement ne sera pas aussi long que je le croyais d’abord. Comme je sais l’intérêt que vous y prenez, je ne manquerai pas de vous en mander le résultat dès que le prix sera donné, ce qui ne tardera pas : nous avons une pièce excellente, contre laquelle je doute que les autres puissent tenir. Ne trouvez-vous pas bien ridicule cette approbation que nous exigeons de deux docteurs en théologie[7] ? J’ai fait l’impossible pour qu’on abolît ce plat usage ; croiriez-vous que j’ai été contredit sur ce point par des gens même qui auraient bien dû me seconder ? L’esprit de corps porte malheur aux meilleurs esprits. Si nous proposons, l’année prochaine, l’éloge de Molière, comme cela pourrait être, je suis persuadé que le public nous rira au nez quand nous annoncerons devant lui qu’il faut que cet éloge soit approuvé par deux prêtres de paroisse.

Je ne sais quand Marmontel reviendra des eaux ; on dit que la femme[8] avec qui il y est allé, et qui comptait mourir en chemin pour éviter les prêtres, se porte beaucoup mieux, et reviendra peut-être se remettre entre leurs saintes mains cet hiver.

Je ne sais ce qu’est devenu J.-J. Rousseau, et je ne m’en inquiète guère. On dit qu’il avoue ses torts avec M. Hume, ce qui me paraît bien fort pour lui. On dit même qu’il a changé de nom, ce que j’ai bien de la peine à croire.

Adieu, mon cher et illustre confrère ; j’embrasse de tout mon cœur tous les habitants de Ferney, à commencer par vous. Ne m’oubliez pas, je vous prie, quand vous pourrez envoyer quelque chose à Paris. Vale, et me ama.

  1. La Seconde Lettre, dont il a été parlé dans une note sous le n° 6872.
  2. Ouvrage de d’Alembert.
  3. La Seconde Lettre.
  4. La lettre de d’Alembert au roi de Prusse est du 3 juillet 1767.
  5. Voyez la lettre 6873.
  6. Voyez tome XXI, page 357 ; le surnom de Coge pecus fait allusion au vers vingtième de la troisième églogue de Virgile.
  7. L’article 6 du règlement de 1671 portait qu’aucun discours ne serait admis au concours sans être revêtu d’une approbation signée de deux docteurs de la Faculté de théologie de Paris.
  8. Mme Filleul ; voyez les Mémoires de Marmontel, livre VIII.