Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6947

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 320-321).
6947. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 21 juillet.

Il est juste, mon cher confrère, de vous laisser une seconde fois la satisfaction d’annoncer vous-même à M. de La Harpe qu’il a remporté le prix d’éloquence, d’une voix unanime[1] ; ce jugement a été porté dans notre assemblée d’hier. Il avait vingt-neuf concurrents, parmi lesquels on dit qu’il y en avait de redoutables ; mais aucun n’a tenu devant lui, et son discours est infiniment supérieur à tous les autres. Je le regarde comme un des meilleurs que l’Académie ait encore couronnés, et je ne doute point que le public n’en porte le même jugement.

Faites-lui, je vous prie, mon compliment sur ce nouveau succès, qui, vraisemblablement, ne sera pas le dernier, à en juger par le vol qu’il prend dans la littérature, et que je vois avec le plaisir que me donne l’intérêt que je prends à lui. Je me flatte qu’il en est bien persuadé. Il faut qu’il écrive à notre secrétaire, qui lui fera tenir, à son choix, ou la médaille, ou l’argent de la médaille. Il serait bien juste que notre libraire lui donnât encore, pour ce beau et bon discours, un honoraire convenable ; mais une loi, que je trouve très-injuste, rend notre libraire propriétaire des discours qui ont remporté le prix ; il ne tiendra pas à moi qu’elle ne soit réformée par la suite, ainsi que la loi absurde de l’approbation des docteurs[2]. À propos de docteurs, j’ai remarqué, dans le discours de M. de La Harpe, quelques lignes rayées qui me paraissent être de leur besogne ; il me semble qu’en cela ils ont passé leurs pouvoirs, les endroits rayés ne regardant ni la religion ni les mœurs ; j’en conférerai avec quelques-uns de nos amis, et je verrai si ces endroits-là ne peuvent pas se rétablir à l’impression. Au reste, le fourrage qu’ils ont fait est peu de chose, et le discours n’y perdra rien ou presque rien. Il n’y a pas, en tout, la valeur de six lignes effacées.

Je vous prie de dire au neveu de l’abbé Bazin que j’ai lu avec un grand plaisir la Défense de feu son oncle ; mais qu’il aurait bien dû me l’envoyer, ainsi que tout ce qu’il fait d’ailleurs. On parle d’un roman intitulé l’Ingénu, que j’ai grande envie de lire. L’abbé Bazin, dont j’étais l’ami intime, m’a recommandé, en mourant, à ce neveu, qui doit respecter les volontés de son oncle, et avoir quelque égard pour ses plus zélés admirateurs. Je prie aussi ce neveu de me dire où en est la deuxième édition de la Destruction[3] et si je pourrai en avoir un exemplaire. Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Voyez tome XLIV, page 546.
  2. Voyez une des notes sur la lettre 6939.
  3. L’ouvrage de d’Alembert Sur la Destruction des jésuites.