Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7011

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 372-373).
7011. — À M. DAMILAVILLE.
12 septembre.

Mon cher ami, je reçois votre lettre du 5, et je suis pénétré d’une double peine, la vôtre et la mienne. Vous avez à vous plaindre de la nature, et moi aussi. Nous sommes tous deux malades ; mais je suis au bout de ma carrière, et vous voilà arrêté au milieu de la vôtre par une indisposition qui pourra vous priver longtemps de la consolation du travail, consolation nécessaire à tout être qui pense, et principalement à vous, qui pensez si sagement et si fortement.

N’êtes-vous pas à peu près dans le cas où s’est trouvé M. Dubois ? n’a-t-il pas été guéri ? n’y a-t-il pas un homme dans Paris qu’on dit fort habile pour la guérison des tumeurs ? Mandez-moi, je vous prie, quel parti vous prenez dans cette triste circonstance.

Malgré mes maux, je m’égaye à voir embellir, par des acteurs qui valent mieux que moi, une comédie[1] qui ne mérite pas leurs peines. Nous avons trois auteurs dans notre troupe. Vous m’avouerez que cela est unique dans le monde ; et ce qu’il y a de beau encore, c’est que ces trois auteurs ne cabalent point les uns contre les autres. Nous sommes plus unis que la Sorbonne. Tous les étrangers sont très-fâchés que cette faculté de grands hommes ait supprimé sa censure : elle aurait édifié l’Europe, et mis le comble à sa gloire.

J’ai reçu les belles pièces de théâtre[2] qu’on m’a envoyées depuis peu ; c’est Racine et Molière tout pur. Il y a quelque temps que l’on m’adressa un livre intitulé le Siècle de Louis XV[3]. Les principaux personnages du siècle sont trois joueurs d’orgues et deux apothicaires. Il manquait à ce siècle l’ouvrage que la Sorbonne annonçait ; mais j’ose espérer que nous verrons ce chef-d’œuvre. Je ne peux concevoir comme on a permis en France l’impression du livre de du Laurens, intitulé l’Ingénu[4]. Cela me passe.

Je finis, car j’ai la fièvre. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

  1. Charlot, ou la comtesse de Givry ; voyez tome VI, page 341.
  2. Hirza et Guillaume Tell : voyez lettre 7000.
  3. D’Aquin de Châteaulyon (à qui est adressée la lettre 5683, voyez tome XLIII. page 248), est auteur de Lettres sur les hommes célèbres dans les sciences, la littérature et les arts, sous le règne de Louis XV, 1752, deux parties in-12, qu’on reproduisit (sans les avoir réimprimées) sous le titre de Siècle littéraire de Louis XV, 1754, deux parties in-12. Les deux organistes d’Aquin, le père de l’auteur, et Calvière, sont appelés des génies rares ; mais on n’y parle pas d’apothicaires. (B.)
  4. Voyez une note sur la lettre 6968.