Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7037

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 396-397).
7037. — À M. LE MARQUIS DE VILLETTE.
À Ferney, 4 octobre.

Votre sage héros[1], si peu terrible en guerre[2],
Jamais dans les périls ne voulut s’engager :
Jamais daIl ne ravagea point la terre,
Jamais daMais il la fit bien ravager.

Il doit tout à son Bertrand. Ce bon connétable, le meilleur des hommes, tailla en pièces nombre de ses ennemis. Il fut comparé, dans le temps, à Ituriel l’exterminateur, qui, de son épée flamboyante, chassa les anges rebelles.

Vous mettez sur la même ligne du Guesclin et Turenne. Mais quelle prodigieuse différence pour les mœurs ! Le premier recevait des balafres dans les tournois, et voyait jouer les Mystères ; le second assistait aux carrousels de Louis XIV et aux représentations d’Athalie et de Cinna.

Pourquoi ne dites-vous pas que votre paisible monarque avait une fort belle marine royale sans sortir de chez lui ? Il prit dans les mers de la Rochelle neuf mille Anglais, avec le comte de Pembrock leur amiral !

Pourquoi ne dites-vous pas que le fastueux empereur des Germains, ce roi des rois, qui se faisait servir par sept souverains dans une cour plénière, vint abaisser son orgueil devant la sagesse de Charles ? Il fit le pèlerinage de Prague à Paris, pour le visiter, comme la reine de Saba était venue voir Salomon.

Vous pouviez aussi rappeler ce trait si touchant : le jour de sa mort, il supprima la plupart des impôts ; et quelques heures avant d’expirer, comme un bon père de famille, il fit ouvrir les portes de sa chambre afin de voir encore une fois son peuple, et de le bénir.

Votre amitié, monsieur, pour M. de La Harpe vous a empêché de composer pour l’Académie ; mais vous avez travaillé pour le public, pour votre gloire, et pour mon plaisir. Je vous ai deux grandes obligations : celle de m’avoir témoigné publiquement l’amitié dont vous m’honorez, et celle de m’avoir fait passer une heure délicieuse en vous lisant. Puissiez-vous être aussi heureux que vous êtes éloquent ! Puissiez-vous mépriser et fuir ce même public pour lequel vous avez écrit !

M. de La Harpe reviendra bientôt vous voir ; il a été un an chez moi : s’il avait autant de fortune que de talents et d’esprit, il serait plus riche que feu Montmartel. Il lui sera plus aisé d’avoir des prix de l’Académie que des pensions du roi. Lui et sa femme jouent ici la comédie parfaitement ; M. de Chabanon aussi. Notre petit théâtre a mieux valu que celui du faubourg Saint-Germain. On a joué Zaïre avec une grande perfection. Pour moi, je vous avoue que j’aime mieux une scène de César ou de Cicéron que toute cette intrigue d’amour que je filais il y a trente-cinq ans. Mais le parterre de Paris et les loges sont plus galants que moi : ils donnent la préférence à ma Quinauderie. Vous nous avez bien manqué. Vous devez être un excellent acteur, car, sans rire, vous jouez tous vos contes à faire mourir de rire.

Me voilà bloqué par mon grand ennemi, qui est l’hiver. On me fait peur ici d’une fièvre qui court. On me tourmente pour aller passer six mois à Lyon : toute la maisonnée en brûle d’envie. Mais je resterai où je suis bien calfeutré. J’ai plus de courage que de force. Je sens bien que cette expédition est impossible. Je ne suis pas, comme Frédéric, un héros de toutes les saisons.

Conservez vos bontés pour un vieillard dont elles feront la consolation, et qui vous sera véritablement attaché jusqu’au dernier moment de sa vie.

  1. Charles V, dont Villette avait composé un Éloge qu’il avait envoyé à Voltaire.
  2. Dans les Œuvres de Villette on a mis : « très-peu terrible en guerre ».