Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7048

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 406-408).
7048. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
16 octobre.

Je jure par tous les anges, et par la probité, et par l’honnêteté, et par la vérité, que je n’ai jamais écrit un seul mot de l’étrange et ridicule phrase soulignée dans la lettre de mon ange, du 8 d’octobre. J’ai écrit tout le contraire ; j’ai écrit que le partage fait entre Mlle Durancy et Mlle Dubois devait être regardé comme mon testament, et qu’après ma mort, si elles n’étaient pas contentes de leur partage, elles pourraient lire le testament expliqué par Ésope[1], et prendre chacune ce qui lui conviendrait.

Je me doutais bien qu’il y avait là quelque friponnerie. Comme ma lettre n’était point de mon écriture, il est très-vraisemblable qu’on en aura substitué une autre, en ajoutant à mes paroles, et en me faisant dire ce que je n’ai point dit. Celui à qui je dictai ma lettre se souvient très-bien qu’il n’y a pas un seul mot de ce qu’on m’impute. Je le somme devant Dieu de dire la vérité.

Je proteste, devant Dieu et devant M. d’Argental, que je n’ai jamais écrit un seul mot de la phrase soulignée par M. d’Argental dans sa lettre du 8 d’octobre, laquelle commence par ces mots : Vous devez regarder ce qui s’est passé comme un testament mal fait. En foi de quoi j’ai signé, ce 16 d’octobre 1767. À Ferney.

Wagnière.

Si j’avais écrit à Mlle Dubois ce qu’on prétend que je lui ai écrit, elle m’en aurait remercié ; et c’est ce qu’elle n’a eu garde de faire. Cependant voilà Mlle Durancy sacrifiée par sa faute, et cela, pour avoir pris une résolution trop précipitée, pour n’avoir point confronté l’écriture, pour avoir mal lu, pour n’avoir point pris de moi des informations. L’affaire est faite ; l’artifice a réussi. Ce n’est pas le premier tour de cette espèce qu’on m’a joué ; c’est, Dieu merci, le seul revenant-bon de la littérature. L’auteur du beau poème intitulé le Balai et de la Poule à ma tante[2] s’avisa un jour de falsifier et de faire courir une lettre que j’avais écrite à M. d’Alembert[3], et de me faire dire que les ministres étaient des oisons, et qu’il n’y avait que la Poule à ma tante et le Balai qui soutinssent l’honneur de la France. Cette belle lettre parvint à M. le duc de Choiseul, qui d’abord goba cette sottise, et qui bientôt après me rendit plus de justice que vous ne m’en rendez. Tout ce qui reste, ce me semble, à faire après cette petite infamie, c’est d’abandonner le théâtre pour jamais. Je mourrai bientôt, mais il mourra avant moi. Ce siècle des raisonneurs est l’anéantissement des talents ; c’est ce qui ne pouvait manquer d’arriver après les efforts que la nature avait faits dans le siècle de Louis XIV. Il faut, comme le dit élégamment Pierre Corneille,

…Céder au destin, qui roule toutes choses[4].

Pour moi, qui ai vu empirer toutes choses, je ne regrette rien que vous.

Je me doutais bien que Mme de Groslée vous jouerait quelque mauvais tour ; c’est bien pis que Mlle Dubois. Ces collatéraux-là ne sont pas votre meilleur côté.

Adieu, mon cher ange ; achevons notre vie comme nous pourrons, et ne nous fâchons pas injustement. Il y a dans ce monde assez de sujets réels de chagrin. Tous les miens sont plus adoucis par votre amitié qu’ils n’ont été aigris par vos reproches. Comptez que je vous aimerai tendrement jusqu’au dernier moment de ma vie.

  1. La Fontaine, livre II, fable xx.
  2. Ces deux poèmes ne sont pas du même auteur. Le Balai est de l’abbé du Laurens ; Caquet Bonbec ou la Poule à ma tante est de Jonquières.
  3. Celle du 29 mars 1762, n° 4872 ; voyez tome XLII, page 78.
  4. Corneille a dit dans Pompée, acte I, scène i :
    Et cédons au torrent, etc. ;


    voyez tome XXXI, page 429.