Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7175

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 524-527).
7175. — À M. DAMILAVILLE[1].
8 février.

Le malheur des Sirven fait le mien ; je suis encore atterré de ce coup. Je conçois bien que la forme a pu l’emporter sur le fond. Le conseil a respecté les anciens usages ; mais, mon cher ami, s’il y a des cas où le fond doit faire taire la forme, c’est assurément quand il s’agit de la vie des hommes.

Quelle forme enfin reprendra votre fortune ? que deviendrez-vous ? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que je suis profondément affligé.

Nos chagrins redoublent par la quantité incroyable d’écrits contre la religion chrétienne, qui se succèdent aussi rapidement en Hollande que les gazettes et les journaux. L’infâme Fréron, le calomniateur Coger, et d’autres gens de cette espèce, ont la barbarie de m’imputer, à mon âge, une partie de ces extravagances, composées par des jeunes gens et par des moines défroqués.

Tandis que je bâtis une église où le service divin se fait avec autant d’édification qu’en aucun lieu du monde ; tandis que ma maison est réglée comme un couvent, et que les pauvres y sont plus soulagés qu’en aucun couvent que ce puisse être ; tandis que je consume le peu de force qui me reste à ériger à ma patrie un monument glorieux, en augmentant de plus d’un tiers le Siècle de Louis XIV, et que je passe les derniers de mes jours à chercher des éclaircissements de tous côtés pour embellir, si je puis, ce siècle mémorable, on me fait auteur de cent brochures, dont quelquefois je n’ai pas la moindre connaissance. Je suis toujours vivement indigné, comme je dois l’être, de l’injustice qu’on a eue, même à la cour, de m’attribuer le Dictionnaire philosophique, qui est évidemment un recueil de vingt auteurs différents ; mais comment puis-je soutenir l’imposture qui me charge du petit livre intitulé le Dîner du comte de Boulainvilliers[2], ouvrage imprimé il y a quarante ans, dans une maison particulière de Paris ; ouvrage auquel on mit alors le nom de Saint-Hyacinthe, et dont on ne tira, je crois, que peu d’exemplaires ? On croit, parce que je touche à la fin de ma carrière, qu’on peut m’attribuer tout impunément. Les gens de lettres, qui se déchirent et qui se dévorent les uns les autres tandis qu’on les tient sous un joug de fer, disent : C’est lui ; voilà son style. Il n’y a pas jusqu’à l’épigramme contre M. Dorat que l’on n’ait essayé de faire passer sous mon nom[3] ; c’est un très mauvais procédé de l’auteur. Il faut être aussi indulgent que je le suis pour l’avoir pardonné. Quelle pitié de dire : « Voilà son style, je le reconnais bien ! » On fait tous les jours des livres contre la religion, dont je voudrais bien imiter le style pour la défendre. Y a-t-il rien de plus plaisant, de plus gai, de plus salé, que la plupart des traits qui se trouvent dans la Théologie portative[4] ? y a-t-il rien de plus vigoureux, de plus profondément raisonné, d’écrit avec une éloquence plus audacieuse et plus terrible, que le Militaire philosophe[5], ouvrage qui court toute l’Europe ? Concevez-vous rien de plus violent que ces paroles qui se trouvent à la page 84 : « Voici, après de mûres réflexions, le jugement que je porte de la religion chrétienne : je la trouve absurde, extravagante, injurieuse à Dieu, pernicieuse aux hommes, facilitant et même autorisant les rapines, les séductions, l’ambition, l’intérêt de ses ministres, et la révélation des secrets des familles. Je la vois comme une source intarissable de meurtres, de crimes et d’atrocités commises sous son nom. Elle me semble un flambeau de discorde, de haine, de vengeance, et un masque dont se couvre l’hypocrite pour tromper plus adroitement ceux dont la crédulité lui est utile. Enfin j’y vois le bouclier de la tyrannie contre les peuples qu’elle opprime, et la verge des bons princes quand ils ne sont point superstitieux. Avec cette idée de votre religion, outre le droit de l’abandonner, je suis dans l’obligation la plus étroite d’y renoncer et de l’avoir en horreur, de plaindre ou de mépriser ceux qui la prêchent, et de vouer à l’exécration publique ceux qui la soutiennent par leurs violences et leurs superstitions. »

Certainement les dernières Lettres provinciales ne sont pas écrites d’un style plus emporté.

Lisez la Théologie portative[6], et vous ne pourrez vous empêcher de rire, en condamnant la coupable hardiesse de l’auteur.

Lisez l’Imposture sacerdotale[7], traduite de Gordon et de Trenchard, vous y verrez le style de Démosthène.

Ces livres malheureusement inondent l’Europe ; mais quelle est la cause de cette inondation ? Il n’y en a point d’autre que les querelles théologiques, qui ont révolté tous les laïques. Il s’est fait une révolution dans l’esprit humain que rien ne peut plus arrêter : les persécutions ne pourraient qu’irriter le mal. Les auteurs de la plupart des livres dont je vous parle sont des religieux qui, ayant été persécutés dans leurs couvents, en sont sortis pour se venger sur la religion chrétienne des maux que l’indiscrétion de leurs supérieurs leur avait fait souffrir. On aurait prévenu cette révolution si on avait été sage et modéré. Les querelles des jansénistes et des molinistes ont fait plus de tort à la religion chrétienne que n’en auraient pu faire quatre empereurs de suite comme Julien.

Il est certain qu’on ne peut opposer au torrent qui se déborde d’autre digue que la modération et une vie exemplaire. Pour moi, qui ai trop vécu, et qui suis près de finir une vie toujours persécutée, je me jette entre les bras de Dieu, et je mourrai également opposé à l’impiété et au fanatisme.

  1. Cette lettre est la dernière à M. Damilaville, qui mourut, peu de temps après, d’un abcès à la gorge. (K.)
  2. Voyez tome XXVI, page 531.
  3. Voyez lettres 7102 et 7109.
  4. Voyez tome XXVIII, page 73.
  5. Voyez tome XXVII, page 117.
  6. Voyez la note, tome XXVIII, page 73.
  7. De l’Imposture sacerdotale, ou Recueil de pièces sur le clergé, traduit de l’anglais (ou plutôt composé par le baron d’Holbach), 1767, petit in-12. On a quelquefois confondu ce volume avec l’ouvrage traduit de l’anglais de Trenchard et de Gordon, et refait en partie par le baron d’Holbach, intitulé Esprit du clergé ou le Christianisme primitif vengé des entreprises et des excès de nos prêtres modernes, 1767, deux volumes in-8°. (B.)