Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7208

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7208. — FOLIE À M. LE DUC DE CHOISEUL.
16 mars.

J’ai reçu avec satisfaction la lettre de bonne année que vous avez pris la peine de m’écrire, en date du 4 de janvier. Je continuerai toujours à vous donner des marques de mes bontés ; et, quoique vous radotiez quelquefois, j’aurai de la considération pour votre vieillesse, attendu que je connais votre sincère attachement pour ma personne, et les idées que vous avez de mon caractère. J’ai souvent fait des grâces à des Genevois quand vous m’en avez prié, quoiqu’ils ne les méritent guère. Ils m’ont excédé pendant deux ans pour leurs sottes querelles ; et quand ils ont obtenu un jugement définitif, ils ne s’y sont point tenus : c’était bien la peine que je leur fisse l’honneur de leur envoyer un ambassadeur du roi !

Je sais que vous avez très-bien traité les troupes que j’ai fait séjourner neuf mois dans vos quartiers ; que vous avez fourni le prêt à la légion de Condé ; que vous avez eu dans votre chaumière, pendant deux mois, M. de Chabrillant, et tous les officiers du régiment de Conti ; et si M. de Chabrillant, chargé des plus importantes affaires, a oublié de marquer sa satisfaction à Mme Denis, qui lui a fait de son mieux les honneurs de votre grange, je prends sur moi de vous savoir gré de votre attention pour les officiers, et des couvertures que vous avez fait donner aux soldats dans votre hameau.

Je n’ignore pas que le grand chemin ordonné par moi pour aller de l’inconnu Meyrin à l’inconnu Versoy, dans l’inconnu pays de Gex, vous a coupé quatre belles prairies, et des terres que vous ensemencez au semoir : cela aurait ruiné l’Homme aux quarante écus de fond en comble, mais je vous conseille d’en rire.

Tout décrépit que vous êtes, on ne dira pas que vous êtes vieux comme un chemin, car vous avez, ne vous en déplaise, soixante-quatorze ans passés, et mon chemin de Versoy n’a qu’un an tout au plus.

Je sais que vous avez pleuré comme un benêt de ce que j’ai opiné dans le conseil contre la requête des Sirven ; vous êtes trop sensible pour un vieillard goguenard tel que vous êtes.

Ne voyez-vous pas que toutes les formes s’opposaient à l’admission de la requête, et que, dans les circonstances où je suis, il y a des usages consacrés que je ne dois jamais heurter de front ?

Consolez-vous. Je sais que Sirven est dans votre maison avec sa famille ; elle est bien infortunée et bien innocente. J’en aurai soin ; je leur donnerai, dans Versoy, un petit emploi qui, avec ce que vous leur fournissez, les fera vivre doucement. Je fais le bien que je peux, mais il m’est impossible de tout faire.

On m’a dit que La Harpe s’était pressé d’apporter à Paris votre second chant de la Guerre de Genève, qui n’était pas achevé ; il faut que vous le raccommodiez.

Est-il vrai qu’il y a cinq chants ?

Envoyez-les-moi, queste coglionerie mi trastullano un poco ; elles me délassent de mille requêtes inconsidérées, et de mille propositions ridicules que je reçois tous les jours.

Je veux que vous me donniez la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV ; c’était un beau siècle, celui-là, pour les gens de votre métier. Je suis fâché d’avoir oublié de recommander à Taulès de vous fournir des anecdotes ; votre ouvrage en vaudrait mieux. C’est un monument que vous érigez en l’honneur de votre patrie ; je pourrai le présenter au roi dans l’occasion.

Portez-vous bien ; et si vous avez quelques petits calculs dans la vessie et dans l’urètre, prenez du remède espagnol, je m’en trouve bien. L’Espagne doit contribuer à ma guérison, puisque j’ai contribué à sa grandeur et à celle de la Franco par mon pacte de famille.

Bonsoir, ma chère marmotte ; je crois que je deviens aussi bavard que vous.

Signé : le duc de Choiseul.